Le raisonnement de la fertilisation azotée par les outils numériques : une amourette assez fragile

Table des matières

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En 1913, Fritz Haber et Carl Bosch mettent au point le procédé Haber-Bosch pour industrialiser la production d’ammoniac qui, outre son utilisation terrible dans le développement d’explosifs pendant la première guerre mondiale, servira aussi à synthétiser des engrais azotés pour la fertilisation agricole. Pour certains, l’utilisation massive d’engrais azotés aura permis de sauver l’humanité de la famine au sortir de la guerre. Pour d’autres, ces engrais auront au contraire dégradé les sols agricoles en minéralisant l’humus et en perturbant et déséquilibrant la vie du sol.

Force est de constater qu’aujourd’hui, le sujet de la fertilisation azotée est toujours d’actualité. Entre une efficacité d’utilisation d’azote par les plantes qui peut être encore améliorée, les pertes d’azote dans le système (lixiviation, volatilisation…) et des émissions de protoxyde d’azote participant sévèrement au déréglement climatique, le pilotage de l’azote n’aura jamais été aussi important.

Les outils numériques sont présentés, parmi d’autres, comme une des solutions pour appuyer le raisonnement de la fertilisation azotée en agriculture, et c’est peut-être d’ailleurs un des cas d’applications les plus historiques de ces technologies. Les technologies, méthodes et approches ont sensiblement évolué depuis leurs débuts et ont permis de faire progresser le raisonnement azoté, cela ne fait aucun doute, mais cet écosystème numérique reste encore assez flou pour quiconque cherche à s’y intéresser. Les outils proposés sont assez inégaux en terme de qualité, ils ne sont pas audités même si certains sont plus éprouvés que d’autres, et les modélisations et approches sous-jascentes ne sont pas toujours transparentes. Bien que l’on ne puisse pas mettre tous l’écosystème dans le même panier, force est de constater qu’il reste tout de même un travail important d’explication, de vulgarisation, et de synthèse à réaliser.

Plusieurs structures ont souhaité ne pas apparaitre dans la liste des interviewés, jugeant la première mouture de mon dossier trop critique et pas assez nuancée. Le ton du dossier a depuis été adouci. Je vous laisse en juger par vous-même. N’hésitez pas à partager vos commentaires.

Ce dossier sur la fertilisation azotée est également l’occasion de valoriser toute la connaissance qui commence à être capitalisée sur l’annuaire des outils numériques pour l’agriculture. En plus de servir la veille collaborative, cette plateforme est maintenant utilisée pour prendre du recul sur les outils numériques en place et de dégager des tendances.

Comme d’habitude, pour les lecteurs du blog, cet article est issu d’entretiens en visio avec des acteurs du secteur (dont vous trouverez les noms à la fin de l’article) que je remercie pour le temps qu’ils ont pu m’accorder. Plusieurs articles, rapports et wébinaires m’auront permis de compléter les retours d’entretiens.

Bonne lecture !


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Quelques rappels (ou pas) sur la fertilisation azotée


Loin de moi l’idée de vous donner un cours détaillé sur la fertilisation azotée – j’en serais bien incapable, je n’en aurais pas la légitimité, et ça n’est de toute façon pas l’objet de ce dossier de blog. L’objectif est plutôt ici pour moi de vous en faire ressentir les grands concepts et de vous donner à voir la fertilisation azotée telle que je la comprends. Dans cette section, nous reviendrons donc sur quelques grands principes qu’il faut avoir en tête et, pour ceux qui auront pu en être traumatisés par le passé, nous aurons du mal à ne pas faire quand même un petit coucou au cycle de l’azote … On essaiera quand même de lui redonner ses lettres de noblesse.

Un retour rapide sur le cycle de l’azote


Il va sans dire que l’azote, de symbole chimique N, est un des éléments les plus importants pour la croissance des plantes. On le retrouve absolument partout – dans les acides nucléiques (ADN), dans les protéines (et enzymes en tout genre), ou encore dans l’adénosine tri phosphate (ATP) qui sert à fournir l’énergie nécessaire au fonctionnement des cellules. Ca vous rappelle quelques souvenirs ? La chlorophylle, protéine au cœur de l’un des processus les plus exceptionnels que nous connaissons sur Terre – la photosynthèse – est donc complètement dépendante de la teneur en azote des plantes pour sa synthèse. C’est d’ailleurs pour ça que certaines technologies numériques mesurent l’intensité chlorophyllienne des plantes comme un moyen détourné d’avoir accès à leurs carences et/ou statut azoté, nous aurons largement l’occasion d’en reparler plus loin dans ce dossier.

Contrairement aux animaux et aux humains, les plantes sont dites autotrophes pour l’azote, c’est-à-dire qu’elles sont capables de produire des sucres, des acides aminés ou encore des protéines pour leur alimentation directement à partir d’azote. Nous en sommes totalement incapables et sommes donc ainsi complètement dépendants des plantes pour produire ces éléments là qu’ensuite nous ingérerons soit directement, soit indirectement parce qu’ils auront préalablement été mangés par des animaux que nous mangerons ensuite.

Quand on y regarde d’un peu plus près, le défi principal autour de l’azote n’est pas vraiment lié à un manque, mais bien au contraire à un excès. Notre atmosphère est chargée d’azote, ou plutôt de diazote (N2), à près de 80%. Autant dire que si l’on en cherche, on sait où en trouver. Toute la difficulté réside en réalité dans notre capacité à faire en sorte que cet azote, une fois fourni à la plante dans une forme qu’elle pourra assimiler, ne se retrouve pas à fuir dans le reste du système – dans le sol, dans l’eau et dans l’air – mais reste bien le plus proche possible de la plante. Gardez ainsi bien en tête que ce n’est pas parce que l’azote est présent en grande quantité qu’il est nécessairement disponible pour les plantes dans ces même quantités…

Le cycle de l’azote et les mécanismes sous-jascents sont éminemment compliqués (Figure 1). Néanmoins, sans en comprendre l’entièreté des intrications, il est important d’en avoir une vision assez générale.

La première chose à avoir en tête, c’est que les formes d’azote sont importantes (azote organique, ammoniac, nitrites, nitrates…). La grande majorité des plantes ne sont pas capables de fixer l’azote de l’air et les plantes ne sont pas capables d’assimiler toutes les formes d’azote. On est d’accord que c’est dommage parce que ça permettrait de simplifier très largement le cycle de l’azote… Deuxième chose à garder à l’esprit, dans le cycle de l’azote, il y a des entrées d’azote (des apports d’engrais) et des sorties (fuites d’azote par lessivage dans les nappes, dégagement d’azote dans l’air, ruissellement d’azote…). Hé oui, sinon ça ne serait plus un cycle… Et là encore les formes d’azote sont importantes puisque toutes ces entrées et sorties d’azote ne feront pas apparaitre les mêmes formes d’azote.

Figure 1. Le cycle de l’azote. Source : Info Metha

Les plantes sont capables d’absorber l’azote sous des formes ioniques solubles dans l’eau : l’ammonium (NH4+), les nitrites (NO2-) et les nitrates (NO3-). L’assimilation principale se fait néanmoins sous la forme de nitrates. Mais d’où provient cet azote qui rentre dans le système et qui vient fournir les plantes en azote assimilable ? Les sources sont multiples :

  • Par des apports d’engrais minéraux azotés : Lorsque l’azote des engrais minéraux est apporté sous ces formes ioniques solubles dans l’eau – on pense par exemple aux engrais dits « ammonitrates » qui contiennent beaucoup d’azote sous sa forme nitrique – l’azote est ainsi très rapidement assimilable par la plante. C’est d’ailleurs principalement pour ça que l’ammonitrate est considéré comme l’engrais minéral azoté le plus efficace (et notamment qu’il est sous forme solide). Pour les engrais minéraux qui apportent l’azote sous d’autres formes (l’azote uréique [urée] ou l’azote ammoniacal), l’azote mettra un peu plus de temps à être absorbé puisqu’il faudra qu’il suive tout un tas de réactions chimiques – dépendantes des conditions du milieu – pour que l’azote soit rendue disponible sous des formes assimilables par la plante. Plus particulièrement, l’urée devra notamment être hydrolysée en ammonium par les enzymes du sol. De son côté, l’azote ammoniacale (NH4+) devra être transformée en nitrates (NO3-) par une réaction dite de nitrification réalisée par des bactéries nitrifiantes dans le sol. Notez simplement que la nitrification est en réalité constituée de deux sous-étapes : la nitritation pour passer de l’ammonium (NH4+) aux nitrites (NO2-) et la nitratation pour passer des nitrites (NO2-) aux nitrates (NO3-). Notez également que l’azote libre dans le sol est principalement sous la forme d’ions nitrates parce que les ions ammonium sont rapidement nitrifiés par les bactéries du sol (sauf quand le pH est très bas). La guerre en Ukraine a notamment considérablement augmenté le prix des ammonitrates, et beaucoup d’agriculteurs se sont retournés vers des engrais uréiques, moins chers.
  • Par des apports d’engrais organiques : lorsque l’on apporte de l’engrais organique (lisier, fumier, résidus de culture laissés au sol, racines, boues d’épuration, effluents de volailles, digestats liquides…), on apporte de la matière organique qui contient donc de l’azote organique dans les protéines de ces engrais organiques. Et il va falloir décomposer cet azote organique pour la rendre disponible pour les plantes. Qui s’en charge ? Les micro-organismes du sol – bactéries et champignons ! On parle ici de minéralisation de l’azote du sol parce que ces micro-organismes vont décomposer l’azote contenu dans la matière organique des engrais organiques et la transformer en azote minérale, notamment en ammonium (NH4+) qui pourront suivre les mêmes réactions chimiques que celles décrites dans le cas des engrais minéraux. Gardez en tête qu’il existe une minéralisation dite « primaire », celle qui décompose la matière organique fraiche très rapidement, et une minéralisation dite « secondaire » qui décompose la matière organique plus stable du sol (l’humus).
  • Par la fixation de l’azote de l’air : de nombreuses bactéries et cyanobactéries sont présentes dans le sol et participent à fixer l’azote de l’air pour le transformer directement dans une forme ammoniacale (NH3) disponible par la plante et qui pourra suivre aussi un processus de nitrification. Certaines plantes – les légumineuses – sont capables de fixer l’azote de l’air grâce à des nodosités au niveau de leur racine. Ces nodosités sont des sortes de modification des poils absorbants de leurs racines. Elles sont créées par l’action de bactéries symbiotiques fixatrices de l’azote de l’air présentes dans le sol. La quantité d’azote susceptible d’être apportée par ces fixations symbiotiques et/ou non symbiotiques est sujette à débat ; certains n’y voyant qu’à peine quelques dizaines d’unités d’azote (10 à 20) alors que d’autres y verraient des apports largement supérieurs.
  • Par la déposition atmosphérique d’azote : Une partie de l’azote émis dans l’atmosphère par la combustion d’énergies fossiles [les oxydes d’azote : monoxyde d’azote, acide nitrique, protoxyde d’azote] et par les activités agricoles [notamment les émissions d’’ammoniac NH3 par volatilisation que nous allons revoir juste après] peut se redéposer sous une forme liquide ou solide sur les écosystèmes terrestres (et marins bien évidemment) et être rendu à nouveau disponible à la plante par nitrification.
  • Par l’apport de l’eau d’irrigation : on parle ici de fertirrigation lorsque l’eau d’irrigation est chargée en nutriments, qu’ils soient azotés ou autre. Cette fertirrigation permet de pouvoir aussi ajuster finement les apports azotés puisqu’ils sont déjà sous des formes ioniques solubles dans l’eau.

Encore une fois, rappelez-vous que nous parlons du cycle de l’azote. Certains flux d’azote rentrent dans le système – nous venons de les voir – d’autres au contraire en sortent et font ainsi baisser la teneur en azote du système. Là aussi, les sources sont nombreuses – et parfois surprenantes :

  • Par les pertes de nitrates par lessivage et ruissellement. Les nitrates sont particulièrement mobiles – bien plus que l’ammonium par exemple – et lorsqu’il pleut, ces nitrates peuvent fuiter dans les nappes phréatiques (on parle de lessivage ou lixiviation) ou fuiter à la surface du sol par ruissellement notamment si le sol n’est pas couvert. Ces fuites sont les plus médiatisées et sont à l’origine de pollutions diffuses en nitrates, ou encore des phénomènes d’eutrophisation des eaux.
  • Par l’exportation des résidus de récolte : lorsque les résidus de récolte (paille, bois, etc…) sont récoltés, l’azote contenue dans ces résidus (on parle d’azote exporté) sort donc également du système et n’est pas restituée au sol. c’est-à-dire que de l’azote.
  • Par le phénomène de dénitrification : nous avons plus haut que les bactéries nitrifiantes étaient capables de transformer l’azote ammoniacale en azote nitrique et en nitrates. La « dénitrification », réalisée par des bactéries dénitrifiantes, est le processus au travers duquel ces bactéries transforment quant à elles l’azote nitrique en azote gazeux, principalement sous la forme de protoxyde d’azote – N2O (appelé aussi oxyde nitreux). Nous en reparlerons plus tard mais le protoxyde d’azote est un gaz à effet de serre dont le pouvoir réchauffant est très largement supérieur à celui du dioxyde de carbone.
  • Par des pertes d’azote gazeux lors de la nitrification : la réaction chimique réalisée par les bactéries nitrifiantes libère des oxydes d’azote (monoxyde d’azote et protoxyde d’azote) mais les phénomènes en jeu sont assez mal connus.
  • Par le phénomène de volatilisation de l’azote : la majorité de la volatilisation se passe suite à l’apport d’engrais. Une partie de ions ammonium contenue dans les engrais n’est pas convertie en azote nitrique par les bactéries nitrifiantes du sol, et est transformée en ammoniac gazeux NH3 qui se dissipe dans l’atmosphère. Comme nous l’avons plus haut, cet ammoniac peut ensuite être redéposé sur le sol par déposition atmosphérique – l’ammoniac étant un gaz très réactif. Notez que puisque cet ammoniac redéposé pourra resuivre un processus de nitrification/dénitrification, le GIEC [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] considère que 1% de l’azote émis sous forme de NH3 est donc par la suite converti en N2O par nitrification/dénitrification suite à la déposition de ce NH3. La volatilisation est très dépendante des propriétés de l’engrais et des conditions agropédoclimatiques locales (il est notamment conseillé d’enterrer l’engrais pour limiter ce phénomène de volatilisation). Toute cette volatilisation a bien sûr un effet sur la pollution de l’air (avec notamment les discussions et débats autour des particules toxiques PM2.5 ou PM10).
  • Par assimilation, immobilisation ou organisation microbienne : Ce phénomène est le concurrent direct de la minéralisation des matières organiques. Plantes et bactéries du sol sont en compétition pour l’azote parce que les bactéries ont besoin de l’azote du sol pour dégrader la matière organique du sol (matière fraiche et matière stable) et réaliser la minéralisation. Les bactéries utilisent donc une partie des réserves azotées du sol pour travailler, et immobilisent ainsi une partie de ces réserves. Notez que cet azote-là n’est pas perdu et qu’il est stocké sous la forme de matières organiques stables (l’humus) et pourra ainsi être reminéralisé plus tard (nous avons parlé plus haut de minéralisation secondaire).

Pour continuer à faire le lien entre minéralisation et organisation (assimilation) microbienne, vous aurez peut-être entendu parler du ratio ou de l’équilibre carbone-azote (C/N). Lorsqu’un engrais est amené au sol avec un fort ratio C/N comme de la paille (donc un engrais qui contient beaucoup de carbone et peu d’azote), la faune du sol va être stimulée et se multiplier pour chercher à minéraliser activement cette matière organique apportée riche en carbone. Pour réaliser ce travail, les bactéries du sol auront également besoin d’azote, qu’elles devront alors chercher dans les réserves du sol puisque que l’engrais n’en contient que très peu. Si tout l’azote du sol est consommé ou qu’il n’y en a pas assez, les micro-organismes du sol se retrouveront dans un état de pénurie et auront alors consommé toute l’azote que les plantes auraient pu assimiler. C’est le phénomène de faim d’azote. A l’inverse, lorsqu’un engrais est amené au sol avec un faible ratio C/N comme c’est le cas pour un engrais minéral (donc un engrais qui contient peu de carbone et beaucoup d’azote), les micro-organismes du sol n’iront pas chercher les réserves d’azote du sol parce qu’il y en a déjà largement assez dans l’engrais fourni, mais iront par contre modifier le rapport C/N du sol. Tout est donc sans surprise une belle histoire d’équilibre entre carbone et azote

Avec tout ce dont nous avons parlé, il faut comprendre que la quantité d’azote présente dans le sol sous forme minérale peut varier sensiblement en fonction de la minéralisation de l’azote du sol, de l’assimilation par les plantes, ou encore par toutes les fuites existantes du système. Vous comprendrez donc qu’une analyse de sol à un instant t est certes intéressante mais également insuffisantes au vu des dynamiques d’azote dans le sol tout au long de la saison. Nous venons de parler du ratio C/N et de l’intérêt d’en avoir une vision équilibrée. Il n’en reste pas moins que, trop souvent encore, ce type d’indicateur (et d’autres d’ailleurs) est utilisé pour rendre compte d’un état des lieux statique du capital organique global du sol alors que c’est bien tout un flux et des formes différentes qu’il nous faudrait considérer (azote potentiellement minéralisable, carbone stable, carbone labile, Matières organiques libre et liée…).

Un paysage macro de l’état de la fertilisation azotée


Les apports d’azote aux cultures ont globalement considérablement augmenté depuis les années 1960 (Figure 2), même si de très fortes inégalités d’accès résistent dans le monde (les échelles verticales dans la figure 2 sont très largement différentes), avec des pays occidentaux et asiatiques qui ont par exemple des consommations très largement supérieures à celle des pays Africains (de nombreux agriculteurs en subsistance dépendent du capital azoté de leur sol et n’ont pas accès aux engrais azotés commerciaux).

Figure 2 : Tendances des apports d’azote (rouge) et de l’exportation de l’azote dans les cultures (bleu) par région, 1961-2017. Notez que les échelles verticales ne sont pas toutes les mêmes. Les données sont des estimations, à l’échelle nationale, des apports d’azote provenant des engrais, du fumier et de la fixation biologique de l’azote, et de l’exportation d’azote par les cultures récoltées. Les prairies et les cultures fourragères ne sont pas incluses. Source : Cassman (2021) en utilisant la base de données IFA sur l’efficacité de l’utilisation des nutriments, IFASTAT, 2020

A l’échelle mondiale, malgré les quantités importantes d’engrais azotés avec lesquelles nous fertilisons les plantes, seule une partie de l’azote est réellement absorbée et utilisée par les plantes lors de l’apport (Cassman & Dobermann, 2021) . Dit autrement, une partie de l’azote apportée aux plantes ne sert pas directement. Soit cet azote sort du système plante et est perdu dans le sol et ou l’air, avec des conséquences maintenant bien largement connues (eutrophisation de l’eau, pollutions atmosphériques etc…), soit il est stocké dans la matière organique du sol – nous en rediscuterons plus tard. Certains auteurs iront même jusqu’à dire que l’azote est le prochain carbone parce que les rejets d’azote anthropique dans l’environnement ont été plus importants que ceux du CO2 au cours des dernières décennies. Je rappelle d’ailleurs ici que parmi les neuf limites du concept de limite planétaire défini en 2009 par une équipe de chercheurs internationaux, celle de la perturbation du cycle de l’azote par les activités humaines a été largement dépassée.

Le terme approprié ici pour parler de cette efficacité d’absorption d’azote est le Coefficient Apparent d’Utilisation de l’azote ou CAU (le terme anglais est pour moi un peu plus clair – Nitrogen Use Efficiency ou NUE).

Cet indicateur NUE varie assez largement dans le monde entier et a eu principalement tendance à diminuer depuis les années 1960 (de 60-65% jusqu’à 45%) puis se stabiliser même si l’efficacité d’utilisation de l’azote est encore assez en dessous de ce qui potentiellement atteignable. Ce coefficient d’utilisation suit en tendance le développement économique des pays (Figure 2). Le rapprochement entre les courbes rouges (apport d’azote) et bleues (azote exporté par les cultures) traduit une augmentation de ce coefficient d’utilisation d’azote. C’est notamment le cas dans les pays occidentaux grâce à une meilleure gestion de l’apport d’engrais azotés (ce qui augmente donc le coefficient d’utilisation d’azote en relatif), et grâce aussi par exemple à la production forte de soja (une légumineuse qui fixe l’azote de l’air et donc qui nécessite moins d’apports d’engrais azotés). Notez également que les pays asiatiques ont très largement augmenté leur consommation d’engrais azotés dans les 30 à 40 dernières années.

Dans la même veine, la figure 3 nous montre que les trajectoires des relations entre rendement et azote apporté sont assez différentes entre les différentes régions du monde. On y voit par exemple qu’en France, des progrès substantiels ont été réalisés entre les années 1960 et 2010. La cinétique temporelle en forme de « C inversé » traduit une amélioration du coefficient d’utilisation de l’azote grâce aux différentes évolutions de pratiques et méthodologies (dont l’utilisation des outils numériques de raisonnement de la fertilisation).

Il est également important de se rappeler qu’il existe des limites biologiques pour atteindre un NUE très élevé. L’azote est très dynamique et passe par de nombreux processus biochimiques, ce qui limite notre capacité à réduire ou à éliminer complètement les pertes. Les conditions climatiques et agronomiques qui ne sont pas optimales pour la production végétale sont également responsables des faibles NUE. La construction de budgets azotés (on pourrait faire le lien avec les budgets carbone) – notamment pour savoir si le sol est en équilibre, un puits, ou une source – n’est vraiment pas évident au vu de la difficulté à suivre les variations des teneurs en azote dans une masse de sol donnée, la quantité d’azote ajouté au système par fixation symbiotique, et les pertes d’azote dans le système sol-plante.

En prenant un peu de recul, il reste quand même particulièrement compliqué de relier l’efficacité d’utilisation de l’azote (NUE) à l’échelle d’une parcelle ou d’une exploitation agricole aux résultats environnementaux à l’échelle du bassin versant (une sorte de NUE global) ou de la ressource en eau souterraine, en raison de grandes lacunes dans la capacité de modéliser avec précision l’absorption d’azote par les cultures, le cycle de l’azote par la matière organique du sol et les pertes de d’azote par lixiviation et émissions gazeuses. Alors que les agriculteurs peuvent facilement surveiller leur bilan azoté, il est beaucoup plus difficile d’estimer un NUE global parce qu’il est confondu avec l’absorption de l’azote du sol provenant de la minéralisation de la matière organique et de l’azote résiduel provenant des applications d’engrais des années précédentes. Le NUE n’est toutefois pas une composante à négliger, il reste un bon critère d’optimisation des conduites agronomiques à l’échelle de la parcelle.

Figure 3. Exemples de trajectoires Rendement vs. Apport d’Azotes suivies par les pays. (a) Exemples de trajectoires de type I. (b) Exemples de trajectoires de type (b) Exemples de trajectoires de type II. (c) Exemples de trajectoires de type III. (d) Exemples de trajectoires de type IV. Source : Lassaletta et al. (2014).

Comment améliorer l’efficacité d’utilisation de l’azote par les plantes ?


Le constat est assez terrible : au niveau mondial, l’azote apporté est finalement assez peu valorisé par les plantes. Des méta analyses font état d’un coefficient d’utilisation apparent d’azote d’à peine 50% (Lassaletta et al., 2014 ; Omara, 2019). Mais comment alors faire en sorte de remonter cet indicateur ? Même si ce dossier de blog s’intéressera quand même bien plus particulièrement à la réponse apportée par les technologies numériques, nous allons voir rapidement dans cette section que les solutions (autres qu’avec le numérique) ne manquent pas. Certains pays mettent déjà bien évidemment certaines de ces pratiques déjà en oeuvre. L’idée est ici de vous donner quelques éléments de contexte.

En agriculture, les engrais sont principalement apportés au sol sous trois formes différentes : ammonitrate, urée, et solution azotée. Chaque formulation d’engrais – qu’elle que soit sa structure (granulés, bouchons, poudre…) et son type (engrais complet, starter, engrais soufrés, engrais protégés…) – a des cinétiques différentes et comparer les engrais entre eux est un peu plus compliqué que simplement comparer des quantités. L’ammonitrate – ou nitrate d’ammonium – est considérée comme la forme d’engrais la plus performance car disponible le plus rapidement pour la plante. L’azote uréique (dans l’urée) a de son côté besoin d’être hydrolysée pour être assimilé. Quant à la solution azotée sous forme liquide, encore la plus utilisée pour des raisons de coût, une partie est assez rapidement volatilisée lorsqu’elle est apportée s’il ne pleut pas rapidement (l’ammonium NH4 apporté est converti en ammoniac gazeux NH3 qui s’envole dans l’atmosphère) diminuant par là-même le coefficient d’utilisation de l’azote (l’urée aussi se volatilise assez rapidement et il est plus sensible à la volatilisation que la solution azotée). Outre la contrainte de coût (l’urée est aussi moins chère que l’ammonitrate), ce sont parfois des conditions environnementales (ou peut-être de fournisseurs) qui pousseront un peu plus à l’utilisation de tel ou tel engrais. Dans le sud-ouest de la France par exemple, l’urée aura tendance à être plus utilisée que dans le Nord de la France parce que les conditions de température et de chaleur favoriseront l’hydrolyse de l’urée en ammoniac.

Le moment d’application d’engrais est lui aussi considéré comme une voie de progrès importante. On parle de « fractionnement » des apports en ce sens que l’engrais n’est pas apporté en une seule fois mais en fonction des stades physiologiques de la plante qui valoriseront ces apports au mieux. L’exemple le plus parlant est certainement celui du blé où trois à quatre apports sont généralement préconisés aux stades sortie d’hiver (le blé n’a pas besoin d’azote pour taller), épi 1cm, 2 nœuds et dernière feuille étalée (DFE) qui sert principalement à enrichir les grains en protéines. En viticulture, certains auront tendance à réaliser un dernier apport sous forme d’azote foliaire pour jouer sur les caractéristiques organoleptiques des raisins (nous parlons bien ici d’azote foliaire pour faire la différence avec les apports d’engrais plus classiques directement au sol).

Fractionner les apports permet de répartir un risque d’exposition à certaines voies de pertes (volatilisation, organisation, éventuellement lixiviation pour certaines cultures de printemps). C’est aussi un moyen de rattraper des conditions environnementales de sécheresse ou d’humidité défavorables. Outre ce fractionnement, le moment d’application fait aussi référence à la fenêtre temporelle choisie pour faire en sorte de maximiser l’efficacité de l’azote, notamment en s’assurant que les engrais puissent être valorisés avec de la pluie (hydrolyse, transport de nutriments…) dans les jours qui suivent l’application. Avec des printemps de plus en plus secs (et donc le manque de pluie à ces moments-là), la valorisation de l’azote apportée commence à devenir une question des plus épineuses… On commence d’ailleurs à entendre parler d’enfouissement d’engrais pour pallier cette problématique de sécheresse mais entre des débits de chantier augmentés et des potentiels salissements de parcelles (par des adventices), la réponse n’est pas complètement triviale.

En minéral, on voit également apparaitre des engrais dits à « efficacité renforcée » (Li et al., 2018). On parle par exemple d’engrais enrobés (comme de l’urée enrobée – enrobée de soufre ou de polymères) pour éviter les pertes atmosphériques par volatilisation avec des performances annoncées comme équivalentes à l’ammonitrate, même si l’apport de ces engrais pose des questions en termes de régularité d’épandage. L’urée est par exemple beaucoup plus léger que l’ammonitrate et pose donc des contraintes en terme de balistique lorsqu’il est épandu surtout s’il y a du vent. Ces enrobages permettent une libération plus ou moins lente du contenu des engrais et limitent ainsi leur volatilisation (c’est aussi le cas de certains engrais non enrobés). Il existe également des engrais dits bio-inhibiteurs. Ce ne sont dans ces cas-là pas vraiment des engrais à libération lente comme les engrais enrobés mais plutôt des engrais qui inhibent les processus microbiens qui transforment l’azote en formes assimilables par les plantes et transforment ainsi l’azote lentement (ou relativement lentement) dans l’environnement du sol (on trouvera donc par exemple des inhibiteurs d’uréase et des inhibiteurs de nitrification). Ces bio-inhibitions, notamment de la nitrification, sont néanmoins extrêmement complexes au vu des dynamiques d’azote au sein du système qui changent tout au long du cycle de croissance de la culture (en fonction des conditions environnementales).

Nous l’avons également déjà évoqué mais les apports d’engrais pourraient également être mieux contrôlés s’ils étaient apportés en même temps que l’irrigation – nous parlons ici de fertirrigation – ou tout simplement suivis d’une irrigation pour favoriser leur valorisation. Gardez néanmoins en tête que toutes les parcelles ne sont pas irrigables.

Du point de vue agronomique, a-t-on encore besoin de présenter l’importance des couverts végétaux et des rotations de cultures ? Les couverts végétaux dans une rotation, notamment s’ils contiennent des légumineuses, permettront de restituer une quantité importante d’azote dans les sols. Les couverts intermédiaires pièges à nitrate (CIPAN) quant à eux permettront de limiter les transferts de nitrate dans les eaux de drainage (le phénomène de lessivage ou lixiviation dont nous avons parlé dans le cycle de l’azote).

Certaines recherches s’orientent autour de la génétique avec plusieurs idées en tête : créer des nodosités fixatrices d’azote indépendantes des plantes, reproduire les nodosités des légumineuses sur certaines céréales, ou encore transférer les gènes de la nitrogénase dans les céréales. Ces réponses, extrêmement technologiques, auront de toute façon du mal à être commercialisées et rendues opérationnelles avant plusieurs décennies (et posent bien évidemment sur la table des questions d’éthiques et de notre relation à la nature)

Des travaux récents appellent également à reconsidérer la compréhension actuelle des dynamiques d’azote au sein du système (Guenet et al., 2021 ; Thomas, 2022). Contrairement aux idées reçues, il semblerait que la majeure partie de l’azote non assimilée par les plantes ne fuite pas hors du système (lixiviation, volatilisation, dénitrification…) mais soit bien au contraire immobilisée dans la matière organique du sol et participe à l’activité biologique du sol. Cet azote endogène participe à la nutrition des plantes, parfois de manière conséquente selon les environnements, mais il n’est pas disponible instantanément pour les plantes. Dans des cas inverses, lorsque l’environnement n’offre que peu d’azote endogène, l’azote absorbé provient majoritairement des engrais.

Un suivi de l’azote du sol sur du long terme (avec de l’azote tracé lors d’un premier apport d’engrais) témoigne de flux d’azote assez surprenants avec des relargage d’azote stockés encore 30 ans après l’application de l’engrais (Thomas, 2022). Les dynamiques d’azote au cours du temps, entre immobilisation et minéralisation, sembleraient donc être très largement supérieures à ce qui aurait été admis jusque-là. Il faut ainsi y comprendre qu’une bonne partie de l’azote d’une année viendrait de la minéralisation d’une azote stockée sur des années précédentes. Il semblerait également que les apports d’azote (engrais minéraux ou organiques) stimulent ces dynamiques de flux d’azote et le renouvellement d’azote organique parce qu’ils permettraient en quelque sorte de recharger en continu le système. Frédéric Thomas donne d’ailleurs l’image assez parlante d’un train pour lequel il faudrait charger les derniers wagons pour que les premiers deviennent disponibles (Thomas, 2022). En passant d’une logique de quantités à une logique de flux, et en arrêtant de se concentrer seulement sur la récupération d’azote issue des apports d’engrais, ces phénomènes pourraient alors être mieux considérés. De là à dire que le renouvellement de l’azote organique du sol est suffisant à lui seul pour répondre à la demande des cultures, le débat reste ouvert.

De manière générale, ces questionnements mettent en avant la nécessité de prendre en compte toutes les sources d’azote (synthétique, fumier/résidus, dépôt, fixation d’azote symbiotique et non symbiotique, azote organique du sol…) lors de la conception des stratégies de raisonnement de la fertilisation azotée.  L’amplitude et la variabilité de ces phénomènes sont bien évidemment site-dépendant (température du sol, état hydrique du sol, conditions d’ensoleillement…), chaque paramètre influant positivement ou non sur les flux dont nous avons discutés.

La plupart des efforts visant à améliorer le coefficient d’utilisation apparent de l’azote se sont concentrés sur la dose, le moment, la forme et le placement des engrais plutôt que sur des méthodes visant à améliorer le fonctionnement de l’écosystème afin de maintenir des réservoirs de carbone et d’azote qui facilitent la minéralisation et la fourniture d’azote au fil du temps. Ces deux considérations ne sont néanmoins pas antagonistes, ce sont des leviers d’efficience différents, voire complémentaires. Les engrais doivent être vus comme un outil de gestion plus global permettant d’augmenter l’absorption d’azote par les plantes, la décomposition et l’apport de carbone, et comme une énergie supplémentaire pour les micro-organismes du sol – par exemple pour stimuler les communautés microbiennes du sol à minéraliser plus rapidement certains réservoirs de carbone. Certains auteurs considèrent également que les indicateurs classiquement utilisés comme le coefficient d’utilisation apparent de l’azote manquent à voir certains facteurs importants autour des dynamiques d’azote dans le système : la prise en compte de plusieurs formes d’azote différentes (et nous avons vu à quel point elles étaient nombreuses), la capacité à considérer la synchronicité entre l’azote disponible et l’azote demandé par les plantes, ou encore la compréhension de la façon dont les plantes réagissent à l’état de l’azote dans le sol (Ladha et al., 2020). Le coefficient d’utilisation de l’azote reste un facteur intégratif – et c’est déjà très bien – mais il manque, par construction, à discriminer plus précisément ces éléments-là.

Méthode du bilan prévisionnel et Pilotage intégral de l’azote


Les besoins en azote varient grandement en fonction des cultures (cycles courts versus cycles longs, cultures de printemps versus cultures d’hiver, céréales à pailles versus oléagineux, plantes annuelles versus plantes pérennes…). L’azote ne sera pas assimilé ni utilisé au même moment du cycle cultural et pour les mêmes besoins de développement. Les dynamiques de flux et de stocks d’azote seront donc largement différents d’une parcelle et d’une culture à l’autre. Nous prendrons ici principalement l’exemple des céréales mais de nombreux concepts se retrouvent pour d’autres cultures également. Notez que l’azote des pérennes est d’ailleurs d’autant plus compliquée à gérer qu’il ne s’agit pas seulement d’estimer des besoins annuels (comme pour les céréales par exemple) mais aussi de prendre en compte la vigueur de la souche avec les phénomènes de mise en réserve et de remobilisation en cours de saison (Verdenal et al., 2021).

En France, la préconisation d’une dose d’azote à apporter sur les parcelles est principalement calculée à partir d’une méthode dite « de bilan » ; il faut y comprendre que l’on fait le bilan des entrées et des sorties d’azote dans le système (je vous renvoie au cycle de l’azote) pour arriver à quelque chose d’équilibré. L’équation du bilan permet donc ainsi en théorie de calculer la dose d’engrais à apporter pour faire en sorte que le bilan des entrées et des sorties soit à l’équilibre. On parle très souvent de « la » méthode des bilans – notamment celle du COMIFER – mais il en existe en réalité plusieurs. Vous avez peut-être entendu parler de la méthode du bilan sol-surface (dont le bilan CORPEN et la balance globale azotée sont des exemples) qui considère le système sol-plante comme une boite noire et qui ne s’intéresse qu’aux apports d’engrais extérieurs et aux sorties du système par la plante (exportations d’azote). La méthode de la balance globale azotée est d’ailleurs plutôt utilisée dans des contextes de polyculture-élevage. Il y a ensuite la méthode du bilan sol-système qui est un bilan de masse (c’est la méthode du COMIFER avec un bilan de la totalité des entrées et des sorties du système). Et on trouve enfin la méthode des bilans apparents (ou bilan des minéraux) qui peut plutôt être vue comme une approche comptable de la fertilisation (on considère les entrées et les sorties d’azote à partir de flux monétaires d’achats d’intrants et de vente de produits). Ceci étant dit, pour la suite du dossier, quand on parlera de méthode de bilans, on se réfèrera principalement à la méthode du bilan de masse.

On parle d’ailleurs souvent plutôt de méthode de bilan prévisionnel (avec l’’objectif de calculer une dose dite « prévisionnelle » ou dose X) en ce sens que la dose prévisionnelle est calculée en début de saison et donc que l’on prévoit en avance la dose que l’on devra apporter. La méthode du bilan prévisionnel est utilisée pour construire un Plan Prévisionnel de Fumure (PPF) qui est censé être réalisé par les agriculteurs pour raisonner leur fertilisation. La méthode du bilan prévisionnelle est intéressante parce qu’elle tente de prendre en compte toutes les composantes du cycle de l’azote. Elle est néanmoins complexe à mettre en œuvre – au moins d’un point de vue théorique – parce qu’elle demande de quantifier au mieux la valeur de chacun des termes de l’équation du bilan (le reliquat d’azote à la sortie d’hiver, la minéralisation de l’humus au printemps, l’azote apporté par les apports organiques, les besoins de la plante…). Et ces termes sont d’autant plus difficiles à mesurer précisément qu’ils sont dépendants du contexte pédo-climatique de la parcelle, et qu’ils peuvent varier à la fois dans l’espace, parfois au sein même d’une parcelle, et dans le temps sur des échelles temporelles très fines. Et c’est d’ailleurs pour répondre à un pilotage en cours de saison que la majorité des technologies numériques ont été désignées. Nous en reparlerons plus tard.

Du côté des apports d’azote au système, certains compartiments du bilan, notamment tout ce qui a attrait au sol (comme le phénomène de minéralisation), sont difficiles à évaluer et souvent estimés à partir de valeurs issues d’expérimentations. Les reliquats azotés sont importants à mesurer parce qu’ils donnent une idée de l’état du sol au démarrage ou à la fin d’un cycle mais ils ne permettent pas de renseigner l’intensité et le déroulé des processus de minéralisation au cours du temps. Certains préconisent d’ailleurs de préférer l’utilisation de l’azote potentiellement minéralisable (APM ou PMS pour l’analyse du Potentiel de Minéralisation du Sol) pour suivre les cinétiques de minéralisation des sols. Les termes des compartiments du sol peuvent donc contenir de l’incertitude, et cela pose notamment question lorsqu’ils doivent être extrapolés à des parcelles différentes de celles sur lesquelles les expérimentations ont eu lieu.

Du côté des sorties d’azote du système, les besoins de la plante en azote sont souvent calculés à partir de courbes de réponses du rendement à l’azote, elles-mêmes obtenues dans des contextes expérimentaux. Les besoins de la plante sont ainsi calculés à partir d’un objectif de rendement prévisionnel (souvent la moyenne olympique – moyenne des rendements des cinq années précédentes en enlevant le rendement de la meilleure et de la moins bonne année) en fin de saison pondéré par un facteur obtenu expérimentalement. L’approche est certes relativement simple à mettre en œuvre mais souffre premièrement du fait que cette relation azote-rendement est très dépendante des autres dynamique d’azote dans le sol et que deuxièmement, d’autres facteurs environnementaux et génétiques peuvent influencer le rendement des cultures en plus de l’azote. Les multiples sources de variation peuvent ainsi conduire à une diversité de courbes de réponse, ce qui nuit à la compréhension et à la capacité de prédiction de ces courbes-là. Ce type d’approche, certes imparfaite, aura néanmoins permis de progresser tant en terme d’efficacité d’utilisation de l’azote que de gestion de flux de nitrates dans les eaux.

Pour reconsidérer les besoins de la plante en azote, certains préconisent plutôt d’utiliser l’indice de nutrition azotée (INN) – un ratio entre l’azote mesuré au sein de la plante et l’azote critique en deçà duquel la croissance de la plante est mise à mal. L’INN serait à privilégier parce qu’il intègre à la fois l’offre et la demande d’azote en tenant compte des changements de concentration d’azote liés à la biomasse de la plante (on parle de phénomène de dilution). Notez que l’azote critique est lui obtenu à partir d’une courbe d’azote critique (ou courbe de dilution) pour différents niveaux de biomasse (le calcul de l’INN demande donc d’avoir accès à la fois à la biomasse et à l’état azoté de la plante). En termes plus simples, c’est une courbe des points d’azote correspondant à une absence de limite d’azote. En quantifiant directement le statut azoté de la culture, il n’y aurait ainsi plus besoin de tenir compte explicitement de la disponibilité de l’azote dans le sol. Cet INN pourrait d’ailleurs être utilisé en absolu, avec des références expérimentales, ou en relatif par rapport à des bandes témoins sur- ou sous-fertilisées même si ces approches pourraient être aussi critiquées dans leur capacité à effectivement assurer une sur- ou sous fertilisation tout au long de la saison.

Vous pouvez également garder en tête qu’en viticulture, la méthode des bilans est assez peu utilisée parce qu’on a du mal à connaitre l’immobilisation de l’azote de fin de cycle dans les réserves. Certaines réserves seront effectivement remobilisées des feuilles vers les souches avant la sénescence des feuilles. La viticulture préfèrera donc pour l’instant calculer une dose à partir d’un objectif de production. La vigne n’est de toute façon par conduite à son maximum de végétation pour des raisons d’équilibre feuille-fruits, l’idée étant d’apporter une dose minimale pour atteindre le pallier de réponse de l’azote. L’excès d’azote est de toute façon préjudiciable pour la culture aussi (trop de feuille, maladies, sur-fermentescibilité des mouts…) sans parler des problèmes environnementaux.

Il faut donc bien comprendre que la méthode des bilans prévisionnelle est une approche a-priori, potentiellement complétée par un diagnostic en végétation avec des outils de pilotage, numériques ou non, dont nous reparlerons incessamment sous peu. Nous venons de discuter du fait que l’estimation précise des paramètres du bilan de masse (entrées et sorties) était loin d’être évidente. Mais agronomiquement, cette méthode des bilans souffre aussi de quelques écueils : les différents termes de l’équation du bilan sont mesurés de façon indépendante, l’interaction entre certains cycles (notamment l’eau et l’azote) n’est pas prise en compte, l’objectif de rendement est souvent calculé à partir d’un historique assez court de rendement et, dans le cadre du blé, ce sont souvent les derniers apports qui sont pilotés. Malgré les limites que je soulève ici, remettons les choses en perspectives en rappelant quand même que ces méthodes auront permis de progresser sensiblement dans le raisonnement de la fertilisation azotée.

A contre-courant de cette méthode des bilans, on commence à voir apparaitre, notamment pour le blé, des approches basées sur le pilotage intégral de l’azote au cours de la saison (notamment le modèle CHN d’Arvalis ou APPI-N de l’INRAE). Le changement de paradigme est important et demande de reconsidérer la vision classique de la fertilisation azotée. Dans ce pilotage intégral, volonté est faite de ne plus raisonner avec un objectif de rendement (sur blé, l’azote n’a une influence que sur le nombre de grains et on peut donc questionner la pertinence d’un calcul basés sur un rendement pluri-annuel comme c’est fait actuellement avec la moyenne olympique) et une dose globale azotée à apporter mais bien plutôt d’avoir une approche orientée diagnostic tout au long du cycle de culture (fin d’hiver – printemps) des besoins de la plante. Ce pilotage intégral s’affranchit donc ainsi du plan prévisionnel de fumure (PPF) au profit de multiples diagnostics/pronostics de croissance et de nutrition de la culture en temps réel. Ces approches se basent sur des trajectoires cibles d’indices de nutrition azotée (INN) qui permettent d’ajuster en temps réel le pilotage de la fertilisation azotée. Les stratégies sont nombreuses entre des trajectoires d’INN minimales ou optimales qui permettent de déclencher des apports dès que la plante s’éloigne trop des trajectoires cibles, par exemple à cause d’un défaut de fourniture d’azote du sol. Contrairement aux méthodes de bilans dites statiques, ce pilotage intégral est bien une approche dynamique où l’idée est de tenir compte en temps réel de l’évolution du système et des paramètres extérieurs (biomasse, bilan hydrique, météo..). Et de rajouter que le pilotage est d’autant plus justifié dans les situations où l’incertitude sur les fournitures d’azote par le sol et/ou sur la valorisation des apports d’azote antérieurs est importante. Ces approches réalisent ainsi une projection des besoins en azote dans le temps et simulent l’ensemble des apports et pertes à l’intérieur du système (minéralisation, lixiviation…), contrairement aux méthodes du bilan qui vont plutôt corriger un état instantané.

Mazette, mais est-ce donc l’approche ultime de la fertilisation que nous attendions tous (bon, ok là j’exagère un peu…) ? En regardant de l’autre côté du miroir, cette approche a bien sûr aussi quelques déboires. Le passage à un pilotage intégral ne change pas le fait que certains termes du sol soient toujours complexes à caractériser (encore une fois, je pense ici à la minéralisation de la matière organique). Pour être efficace, le modèle a également besoin d’avoir accès au réalisé ou, dit autrement, à tout ce qu’a fait l’agriculteur (combien d’engrais apporté, quelle forme d’engrais, et surtout la date de l’apport…). Puisque ces approches prennent aussi en compte les dynamiques environnementales, il faudra s’assurer que les prévisions climatiques soient elle aussi de qualité pour être sûr que la dégradation de l’engrais ou encore les phénomènes de lixiviation ou ruissellement soient correctement pris en compte. Bref, ce n’est certes pas la panacée mais agronomiquement, c’est très solide. Nous aurons l’occasion de ré-évoquer tout ça lorsque nous parlerons des outils numériques.

Quelques éléments réglementaires


D’un point de vue réglementaire, vous aurez certainement déjà entendu parler de la Directive Nitrates de 1991 dont l’objectif est de réduire la pollution des eaux provoquée par les nitrates d’origine agricole. Ces directives sont déclinées au niveau territorial par les groupes régionaux d’expertise nitrates (GREN). Sachez que la méthodologie du bilan prévisionnel est retenue dans le cadre de la Directives Nitrates et que des doses maximales d’azote peuvent être préconisées. Les agriculteurs dont les parcelles sont localisées en zones vulnérables de la directive nitrates sont dans l’obligation de réaliser un plan prévisionnel de fumure (PPF). La dose réglementaire d’apports calculé dans le PPF peut être dépassée si elle est justifiée (par un conseiller agricole ou par l’utilisation d’un outil de pilotage – nous en rediscuterons).

Peut-être moins connue est la directive NEC qui fixe des plafonds d’émissions, notamment pour un certain nombre de polluants qui peuvent être d’origine agricole (les oxydes d’azote – monoxyde d’azote et protoxyde d’azote, et les dégagements gazeux d’ammoniac). Au niveau européen, au-delà des outils réglementaires déjà en place, ce sont aussi les plans stratégiques nationaux (PSN) de la politique agricole commune (PAC) qui pourront tracer des trajectoires plus ou moins ambitieuses sur les dynamiques azotées au sein de nos écosystèmes (je vous invite d’ailleurs à lire la critique tranchante de l’Autorité Environnementale sur le manque d’ambition du PSN Agriculture français…). D’autres plans sont soit déjà en cours à l’échelle européenne – comme la stratégie Farm to Fork du Green Deal qui fixe comme objectif une réduction des pertes de nutriment d’au moins 50 % tout en veillant à éviter toute détérioration de la fertilité des sols – ou seront à considérer dans de courtes ou moyennes échéances (plan d’action zéro-pollution, plan d’action pour la gestion intégrée des nutriments…).

Les outils numériques en appui à la fertilisation azotée


Un panorama général des outils numériques


La fertilisation azotée est certainement le cas d’application historique auquel se sont intéressés les outils numériques. Les acteurs du secteur se sont attelés à imaginer des instruments de mesures (capteurs) et des services numériques en tout genre pour appuyer le raisonnement de la fertilisation azotée et proposer des cartographies de préconisation azotée. L’écosystème de ces outils numériques en agriculture est pourtant encore très flou, je ne cesse de le répéter, et le cas de la fertilisation azotée n’y fait pas exception. Il est absolument nécessaire de centraliser la connaissance et de clarifier ce que font et ce que ne font pas les outils numériques tant les approches sont différentes. Je le répète ici encore une fois : sur le sujet de la fertilisation azotée, il est très clair que tout l’écosystème numérique ne peut pas être mis dans le même panier. La fertilisation azotée est un cas d’étude maintenant tellement démocratisé que l’on a parfois l’impression que tous les acteurs l’adressent correctement. Loin s’en faut….

Les technologies numériques sont principalement discriminées sur des aspects techniques, en faisant notamment une distinction claire entre les outils de proxy-détection (c’est-à-dire les capteurs qui réalisent des mesures proches du végétal, avec un capteur embarqué à la main ou sur une machine agricole par exemple) et les outils de télé-détection (c’est-à-dire les capteurs qui réalisent des mesures loin du végétal avec des instruments embarqués sur des drones, des avions ou encore des satellites). Même si cette distinction a le mérite d’être claire, elle reste (très) maladroite, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, les outils numériques pour la fertilisation azotée ne se résument pas à des instruments de mesure ; on y trouve également des services ou des outils d’aide à la décision, certes utilisant plus ou moins des mesures issues de capteurs, mais comprendre que ces outils sont différents est important. Deuxièmement, cette distinction n’apporte absolument aucune information sur la capacité de ces outils à servir réellement les enjeux de la fertilisation azotée. Cette distinction est technique et non agronomique. Jouer sur des aspects uniquement techniques a tendance à nous abstraire de la complexité de la réalité et empêche parfois de comprendre ce que les outils numériques sont réellement en mesure d’explorer.

Dans la suite de ce dossier, j’évoquerai bien évidemment ces aspects techniques de proxy- et télédétection mais ils ne seront pas centraux. Je montrerai plutôt à quel point les outils numériques interviennent finalement sur des aspects très spécifiques du raisonnement de la fertilisation azotée, et que ces outils du marché sont définitivement plus différents les uns des autres que ce qu’il n’y parait. Un premier travail de recensement de technologies numériques avait été commandité par le Ministère de l’Agriculture il y a de ça quelques années (Ministère de l’agriculture, de l’agro-alimentaire et de la forêt, 2016). Ce rapport de 2016 présente notamment des fiches assez détaillées de fonctionnement de plusieurs outils numériques.

Dans ce dossier de blog, j’ai découpé ici l’organisation des outils numériques pour la fertilisation azotée en trois grandes familles, chacune recloisonnée en plusieurs sous-groupes (Figure 4). La figure est certainement plus adaptée pour les grandes cultures (et principalement le blé, l’orge et le colza) que pour les autres productions végétales mais je pense que ces dernières arriveront aussi à y trouver leurs petits. Vous retrouvez ainsi :

  • Les outils pour le raisonnement initial de la fertilisation. Vous y trouverez les outils de calcul de la dose totale en entrée d’hiver et ceux autour du pilotage intégral de la fertilisation. Les outils de calcul de dose totale regroupent principalement des services web ou des logiciels pour réaliser des plans de fumure prévisionnelle et calculer une dose prévisionnelle (ou dose X). Ces outils peuvent ou non avoir le label Prev’N, décerné par le COMIFER (Comité Français d’Étude et de Développement de la Fertilisation Raisonnée). J’insiste ici sur le fait que ce label n’atteste pas de la qualité de l’outil en tant que tel mais du respect de la méthode du bilan de masse telle que décrite par le COMIFER (je vous invite à relire la section sur la méthode du bilan prévisionnel un peu plus haut dans le dossier). IMPORTANT : J’ai rajouté ici les outils basés sur un pilotage intégral de l’azote. Ces outils ne sont pas faits pour calculer une dose totale (ces approches n’utilisent pas la méthode de bilans). Ces outils de pilotage intégral ne sont pas labellisés Prev’N. On aurait pu classer ces outils de pilotage dans une quatrième catégorie pour bien séparer ces outils de ceux qui calculent une dose totale, mais l’idée était de montrer que l’ensemble des outils étaient utilisés dès le début de saison (pour bien rajouter une dimension temporelle au graphique avec les étapes 1, 2 et 3). Les outils de pilotage intégral, comme il l’est largement rappelé dans le dossier, sont utilisés tout au long de la saison.
  • Les outils pour l’ajustement de la dose prévisionnelle en sortie d’hiver qui regroupent principalement des services numériques, des outils d’aide à la décision (OAD), et des applications smartphones pour recalculer un des termes de l’équation du bilan prévisionnel en sortie d’hiver. C’est principalement le besoin en azote de la culture qui est recalculé (sortie du bilan) et ce surtout pour la culture du colza, à partir d’une mesure d’azote absorbée
  • Les outils pour le pilotage de la dose en réserve en cours de saison qui regroupent la très grande majorité des capteurs (piétons, embarqués sur machine, portés par des vecteurs aériens) et des services et outils d’aide à la décision (OAD). Ces outils servent soit (1) simplement à mettre à jour la dose en réserve du bilan (ce sont presque exclusivement des capteurs) en estimant, plus ou moins précisément le besoin en azote de la culture, (2) à mettre à jour la dose en réserve ET à construire une cartographie spatialisée de la préconisation azotée de cette dose à la parcelle (ce n’est pas pour autant que cette dose remise à jour ou cette carte sera utilisée sur le terrain), (3) à mettre à jour la date d’apport des engrais azotés, et (4) simplement à construire une cartographie de préconisation en répartissant la dose en réserve initiale à partir d’un indicateur (souvent de végétation). Mon utilisation de l’adverbe « simplement » n’est en rien un dénigrement mais permet d’être très clair sur ce que font ou ne font pas les outils.

Figure 4. Les outils numériques pour le raisonnement de la fertilisation azotée

J’insiste sur le fait que ces trois familles ne sont pas mutuellement exclusives mais que vous pourriez être surpris que certains outils apparaissent dans certaines catégories et pas dans d’autres. C’est pourtant la réalité.

Pour ne pas embrumer le lecteur, je n’ai volontairement pas rajouté sur la figure les outils numériques qui peuvent appuyer la fertilisation azotée dans son ensemble, mais qui ne servent pas directement à son raisonnement. On peut penser notamment à :

  • L’agro-équipement (coupure de tronçons, épandeurs droite-gauche, agro-équipement de modulation…) et aux technologies de géopositionnement (GNSS, DGNSS, RTK… – je vous renvoie vers un autre article de blog : https://www.aspexit.com/geopositionnement-en-agriculture/) pour s’assurer d’une application spatiale fine des engrais. On notera également l’application smartphone de l’entreprise Scanopy pour moduler les apports d’engrais en fonction de la vitesse du tracteur
  • Les applications smartphone d’aide au réglage d’épandeurs (ex : Fertitest [Sulky], MySpreader [Amazone]…)
  • Les calculettes et couteaux suisse pour simplifier les conversions et calculs de doses (ex : Fertiliser avec des produits organiques [Arvalis])
  • Les technologies numériques pour appliquer dans des bonnes conditions météorologiques et avec un bon timing d’application (ex : Hygo [Alvie], Taméo [Arvalis], toutes les stations météo connectées…)

Vous pouvez retrouver tous ces outils sur l’annuaire des outils numériques pour l’agriculture (un peu d’auto-pub, ça fait toujours plaisir) 

Les sections suivantes reviennent plus en détail sur les particularités des approches des différents outils numériques

Comment mesurer le besoin en azote des plantes avec les outils numériques ?


Dans le cadre de la fertilisation azotée, la grande majorité des outils numériques s’intéresse à estimer le besoin en azote des plantes ou leur carence azotée. Certains outils chercheront à mesurer une teneur azotée directement (on pense par exemple à la méthode « Jubil » qui cherchera à doser directement le nitrate présent dans la sève – Jubil est plutôt une méthode qu’un outil numérique mais ça permet de clarifier la situation). D’autres, au contraire, essaieront de l’estimer par des moyens dérivés, en s’appuyant sur des paramètres liés plus ou moins fortement à la teneur en azote des plantes. Vous aurez peut-être premièrement pensé à la chlorophylle et vous aurez alors eu raison. Les principaux instruments de mesure utilisent les concepts de réflectance, de transmittance ou de fluorescence du végétal pour mesurer un taux de chlorophylle. Sans rentrer dans un cours détaillé de physique, la lumière qui atteint n’importe quel objet (ici le végétal) sera en partie réfléchie par l’objet, en partie absorbée par l’objet, et en partie transmise par l’objet (elle passera au travers de l’objet). En étudiant des spectres (de réflectance, d’absorbance, ou de transmittance) du végétal, on a donc accès à la réponse du végétal à la lumière. C’est ici particulièrement intéressant puisque chaque objet a une signature spectrale spécifique.

Il se trouve notamment que la lumière réfléchie par la végétation dans la région visible du spectre électromagnétique est principalement influencée par les pigments chlorophylliens présents dans les tissus foliaires, pigments dont on a constaté qu’ils étaient liés à la concentration en azote dans le végétal. Gardez en tête que les capteurs de réflectance auront tendance à mesurer un statut chlorophyllien à l’échelle d’un couvert végétal entier alors que les capteurs de transmittance caractériseront plutôt ce statut chlorophyllien à l’échelle de la feuille. C’est pour cela que vous entendrez parler de pinces chlorophyliennes. Les capteurs de réflectance peuvent être soit actifs (c’est-à-dire qu’ils ont leur propre source d’énergie lumineuse qu’ils envoient vers l’objet qu’ils veulent mesurer) et d’autres sont passifs (c’est-à-dire qu’ils ne récupèrent que la lumière du soleil réfléchie sur l’objet à mesurer). Les pinces chlorophylliennes, basées sur le principe de la transmittance, sont considérées comme des capteurs actifs : un côté de la pince envoie la lumière, l’autre partie de la pince sous la feuille récupère la lumière transmise.

Le principe des instruments de mesure basés sur la fluorescence de la chlorophylle est légèrement différent. Lorsqu’une plante se trouve dans des conditions optimales, elle aura tendance à favoriser son métabolisme primaire et à synthétiser des protéines (molécules azotées) contenant la chlorophylle et peu de flavonols (composés carbonés). En état de carence azoté, on aura tendance à observer l’inverse. Le suivi par fluorescence du ratio entre la teneur en chlorophylle et celle en flavonols permet ainsi de suivre un état azoté. Gardez en tête que, bien que ces trois approches cherchent à estimer un état azoté en utilisant toute la chlorophylle, ces méthodes ne mesurent pas exactement la même chose.

En mesurant uniquement la chlorophylle, on peut avoir accès à l’état actuel de l’azote de la plante mais on peut par contre difficilement prédire son état futur ni indiquer la quantité d’azote à appliquer comme engrais (et l’azote n’est de toute façon pas forcément le facteur limitant de la production). Il faut en réalité comprendre que cet état azoté est très dépendant du génotype de la plante, du type de cultures (les bases physiologiques pour détecter les besoins en azote sont très différentes entre les cultures avec des indices liés à la quantité de tallage dans le blé ou au taux de croissance dans le maïs), de son stade de croissance, ou encore des conditions environnementales.

Et que, pour ne rien simplifier au problème, les relations sont souvent largement non-linéaires. Rajoutons à cela toute la complexité liée à l’utilisation des mesures de réflectance, de transmittance ou encore de fluorescence. Les mesures fournies ne sont déjà pas toujours interprétables simplement. Les effets confondants sont nombreux. Sur l’eau par exemple : la disponibilité de l’eau influence l’absorption de l’azote par le végétal et, par conséquent, la teneur en azote des feuilles. Toujours sur l’eau, la réduction de la turgescence cellulaire a un impact sur la transmittance de la lumière causée par les variations des espaces d’air intercellulaires dans le tissu foliaire. Plusieurs travaux de recherche (Diacono et al., 2012 ; Colaço & Bramley, 2018 ; Munoz-Herta et al., 2013 ; Padilla et al., 2018) ont montré également que les mesures de ces capteurs étaient influencées par autant de facteurs que :

  • l’effet du sol (entre des pixels purs de végétation et des pixels mixtes qui agrègent une information spectrale de végétation et de sol). Les techniques de fluorescence et de transmittance sont intéressantes pour pallier cet effet sol,
  • l’épaisseur de la feuille (pour la transmittance notamment),
  • l’heure à laquelle la mesure est faite, qui affecte toujours l’évapotranspiration et la température de la canopée,
  • l’orientation des feuilles (le vent pourrait donc également avoir une influence),
  • les conditions d’irradiation (notamment pour les capteurs passifs),
  • la distance entre le capteur et le végétal,
  • l’empreinte spatiale couverte par le capteur (certains capteurs ont une vision plus élargie du végétal que d’autres),
  • l’orientation du capteur (certains capteur ont une visée par le haut, d’autres horizontales, d’autres encore obliques),
  • la face de la feuille mesurée (entre par exemple la face adaxiale ou abaxiale du maïs),
  • la localisation de la mesure sur le végétal (en vignes par exemple, la teneur en azote n’est pas la même sur la feuille ou le limbe).
  • l’effet des bordures du champ (talus, arbres…) qui viennent influencer les mesures proche des extérieurs de parcelle avec des effets d’ombre portée par exemple
  • ….

Le travail le plus important reste certainement celui de pondérer l’état azoté en fonction du stade de croissance de la plante. Ce stade-là est en général considéré au travers de sa biomasse, une sorte d’indicateur de l’état végétatif de la plante à un instant t. Les outils qui n’estiment pas la biomasse de la plante auront nécessairement besoin d’étalonner leurs capteurs au préalable avec des résultats d’expérimentation en conditions réelles (avec des courbes de réponse à l’azote répétées régulièrement). Les outils numériques qui, au contraire, cherchent à approximer un état de biomasse par une mesure (principalement de réflectance), le feront généralement avec un indice foliaire (souvent le LAI – Leaf Area Index). La combinaison des indices de biomasse et de chlorophylle permettra d’accéder à une quantité d’azote absorbée par la plante, à un indice de nutrition azoté (l’INN dont nous avons parlé plus haut) et finalement au statut azoté de la plante. Les indicateurs comme l’INN ont été développés pour tenir compte des processus de dilution d’azote (le fait que les teneurs en azote et autres éléments minéraux diminuent dans les plantes au fur et à mesure de leur croissance) et permettent donc de mieux comparer l’état de l’azote des cultures indépendamment des différences de biomasse des cultures.

Je ne l’avais pas évoqué jusqu’ici pour ne pas trop perdre le lecteur mais vous aurez peut-être entendu parler du concept de modèle inverse de transfert radiatif, principalement cité d’ailleurs pour des services de télédétection. Ces approches cherchent à estimer les paramètres biophysiques d’une culture (le LAI par exemple) à partir de la réflectance optique mesurée par satellite, qui servira ensuite à construire une carte de préconisation azotée. Le terme « d’inverse » se réfère seulement au fait que, dans les modèles expérimentaux initiaux sur le terrain, on connait le statut azoté des plantes et on cherche à savoir la réflectance des plantes à ce statut-là. On parle de modèle « inverse » parce que l’exercice est ici au contraire d’utiliser l’information contenue dans les bandes spectrales du capteur pour retrouver un état azoté de la plante. On parle également de transfert radiatif dans le sens où la lumière envoyée par le capteur du satellite réagit au contact de l’atmosphère, de la plante et du sol. Il est donc nécessaire de corriger le signal en fonction de ces effets d’interférences-là (je vous laisse par exemple aller creuser les modèles de végétation SAIL et PROSPECT qui cherchent à modéliser tout ça). On pourrait très bien avoir des modèles inverse de transfert radiatif avec des capteurs de proxy-détection mais dans ce cas-là, on pourrait (au moins) enlever le modèle d’atmosphère. Tous ces modèles de transfert utilisés simulent alors des réflectances et l’application de fonctions de coût (minimisation, maximisation…) permet de faire converger le modèle inverse et d’expliquer les spectres de réflectance obtenus. Un des intérêts de travailler avec des modèles d’inversion permet de s’affranchir au maximum du positionnement des bandes et des caractéristiques de chaque capteur afin de pouvoir utiliser des constellations de satellites différents.

Pour les capteurs de réflectance, gardez en tête que l’indice de végétation utilisé (une combinaison de bandes spectrales mesurées par le capteur) peut-être très différent entre les capteurs. L’indice de végétation le plus connu – le NDVI (Normalized Difference Vegetation Index) reste le plus utilisé mais les combinaisons spectrales sont quasi infinies (NDRE, TCARI, OSAVI… je vous laisse vous plonger dans la littérature correspondante). Certains indices sont potentiellement plus pertinents à certains moments de la saison qu’à d’autres. Certains auront par exemple plus de difficulté à discriminer des saturations d’azote en fin de cycle, et d’autres à discriminer des faibles variations d’azote. Il est néanmoins important de comprendre que même lorsque l’indice de végétation utilisé est identique entre les outils, la valeur de cet indice peut être différente simplement parce que les bandes spectrales mesurées par les outils ne sont pas exactement aux mêmes longueurs d’onde. Toutes ces mesures restent encore une fois des dérivés et il reste fondamental de garder à l’esprit les relations allométriques qui gouvernent les flux et dynamiques d’azote au sein des plantes et du sol.

Nous n’avons pas évoqué les méthodes électriques qui se basent sur des électrodes sélectives aux nitrates ou sur des technologies de spectroscopie par impédance électrique – mais ces méthodes n’arrivent pas réellement à voir le jour d’un point de vue opérationnel. Les mesures seraient encore trop bruitées et pas assez précises. A ma connaissance, je n’ai pas non plus vu d’outils qui se basent sur les marqueurs isotopiques de l’azote (alors qu’en vignes par exemple, lorsque les feuilles assimilent de l’azote, les racines s’enrichissent en isotope 15 de l’azote – et le rapport isotope 14 – isotope 15 évolue). Je laisse les intéressés aller creuser la question.

Proxy-détection et Télédétection


Les outils de proxy et de télédétection se distinguent par leur capacité à couvrir des territoires plus ou moins larges et ce sur des pas de temps différents. L’empreinte spatiale des outils de télédétection (avion, drone, satellite) est bien évidemment plus large et les temps de revisite peuvent être aussi plus réguliers dans la mesure où les satellites repassent plus ou moins régulièrement au même endroit. Les mesures par proxy-détection pour la fertilisation azotée (application smartphone, capteurs piétons, et capteurs embarqués sur machines agricoles) sont donc, en tendance, plus chronophages que leurs cousines par télédétection, non seulement par la faible couverture spatiale de ces premiers instruments de mesure, mais aussi parce que les capteurs de proxy-détection peuvent demander un nombre plus important de mesures (plusieurs dizaines de feuilles par exemple dans le cadre de certains capteurs de transmittance). Les différences de couverture spatiale affectent également la représentativité de la mesure dans le sens où le lieu d’échantillonnage pourra être choisi, volontairement ou involontairement, pour orienter une mesure d’état azoté dans un sens plutôt que dans un autre. Rajoutons également que les coûts ne sont pas les mêmes en ce sens que les services de télédétection peuvent potentiellement être répartis ou mutualisés entre plusieurs acteurs d’un même territoire.

Sur la mesure en tant que telle, je réinsiste sur le fait que ces capteurs ne mesurent pas la même chose. On peut simplement penser au fait que les capteurs embarqués sur des moyens aériens ont généralement une vision par le haut de la culture alors que les capteurs de proxy-détection auront quant à eux plutôt une vision oblique, sur le côté, voire même par le bas de la culture. Un indice de végétation classique aura donc peut-être plutôt tendance à mesurer une porosité du végétal en proxy-détection et un état végétatif plus global en télédétection. Ces mesures seront bien évidemment corrélées mais, encore une fois, elles ne caractériseront pas forcément les mêmes phénomènes et/ou processus, surtout que les empreintes spatiales de ces outils seront différentes.

Cela ne veut pas dire que les outils de proxy- et de télédétection sont antinomiques, ils peuvent très bien être utilisés de façon complémentaire. Les mesures par proxy-détection retrouvent par exemple leurs lettres de noblesse pour étalonner un modèle dynamique de cultures ou pour en reparamétrer un localement lorsqu’un modèle ne prend pas assez en compte des paramètres locaux ou ne met pas de poids assez fort sur certains paramètres du modèle. Les outils de proxy-détection sont également un bon moyen pour des structures d’appui ou de conseil pour regrouper des agriculteurs sur le terrain et obtenir des retours techniques (par variété, stade ou localisation), s’autocritiquer et partager des résultats.

Entre répartition et Spatialisation


Autre distinction et non des moindres des outils numériques pour la fertilisation azotée : la spatialisation et la répartition. N’y voyez aucun aspect machine agricole pour l’instant et ne pensez pas encore à la modulation intra-parcellaire. Pour que l’on s’entende bien sur les termes, vous devez voir derrière le terme de spatialisation l’idée d’une modélisation, ou en tout cas le fait qu’il y a eu à un moment ou à un autre l’envie de modéliser un état azoté (encore une fois, tous les outils numériques ne peuvent pas être mis dans le même panier). La dose d’azote est ainsi spatialisée suite à un diagnostic en différents points de la parcelle en tenant compte de l’état du couvert.

Pour la répartition, la pratique est plus simple et ne consiste qu’en une réorganisation d’une dose moyenne (ou dose pivot) en fonction d’un indice de végétation (c’est le cas dans la grande majorité mais certains services numériques s’appuieront sur autre chose – le sol par exemple), une sorte de répartition de l’azote autour d’une dose pivot. On fait donc ici l’hypothèse d’une relation directe entre l’indice de végétation et l’état azoté dans la parcelle (je vous laisse relire la section précédente sur la mesure du besoin en azote des plantes). Dans ce cas-là, nous devons être d’accord sur le fait que nous avons affaire à un état azoté moyen qui est re-réparti dans l’espace et pas à une mesure en tout point de la parcelle de l’état azoté de chaque plante. La distinction pourra vous paraitre fine mais elle est très importante. Répartition et spatialisation peuvent aboutir toutes les deux à une carte de préconisation azotée mais encore une fois, le résultat de cette carte n’a rien à voir entre les deux méthodes.

Pilotages de l’azote statiques et dynamiques


La grande majorité des outils numériques actuels ont été conçus pour faire du pilotage d’azote en cours de saison (Figure 4). Si on allait même un peu plus loin, on pourrait dire que plus qu’un pilotage en cours de saison, c’est un pilotage des derniers apports fractionnés de la saison (notamment pour le blé). Ce pilotage pourrait être considéré comme statique en ce sens que les technologies avec une approche statique corrigent en quelque sorte un état instantané d’azote. La dose prévisionnelle d’azote calculée en début de saison est (ou pas) remise à jour et, si elle l’est, ce n’est généralement qu’une seule fois. Ce pilotage a-priori (encore une fois parce que la dose est calculée de façon statique en début de saison) pose question parce qu’il ferme les yeux sur tous les aléas (climatiques, biotiques…) qui vont pouvoir affecter le rendement et qui arriveraient après le calcul de dose prévisionnelle. Ces approches statiques ne permettent pas de maitriser les conséquences des aléas climatiques au cours de la saison puisque ces aléas ne sont tous simplement pas considérés : ils n’ont pas encore eu lieu. Gardez quand même à l’esprit que ces approches statiques auront permis (et permettent toujours) de progresser en terme d’efficacité d’utilisation de l’azote

Sans faire nécessairement de discours dithyrambique sur les approches de pilotage plus dynamiques (nous en avons déjà un peu parlé au début de cet article de blog, et il n’existe de toute façon encore que très peu d’approches basées sur ces concepts), on peut néanmoins comprendre que contrôler la fertilisation azotée plus longtemps permet d’être moins soumis aux aléas climatiques. Vous pourriez très bien rétorquer que rien n’empêche d’utiliser des approches statiques en utilisant les outils numériques pour remettre à jour très régulièrement le statut azoté des plantes. Certes, et c’est d’ailleurs ce que font certains outils qui mettent à jour les objectifs de rendement en utilisant des cartes de végétation en cours de saison (et ainsi prendre en compte un coup de gel en sortie d’hiver par exemple). Mais ce n’est pas le cas de tous les outils, et si vous utilisez seulement des technologies de proxy-détection, je vous souhaite néanmoins bon courage parce que ça vous prendra un certain temps pour le faire sur chacune de vos parcelles. Les approches statiques utiliseront généralement des abaques pour faire le lien entre une mesure de biomasse et/ou de chlorophylle avec un état de nutrition azotée (même si certains critiqueront le fait que plusieurs outils n’ont pas réellement accès à l’état azoté du végétal).

Les modèles de pilotage dynamique (ou pilotage intégral) d’azote (type CHN d’Arvalis ou APPI-N de l’INRAE) sont intéressants parce qu’ils cherchent à simuler des stocks et des flux d’azote au sein du système parcelle. Ces modèles simulent la phénologie et la physiologie de la plante, et y intègrent l’environnement (offre en eau, fourniture du sol par minéralisation…). Ces modèles de culture sont une représentation du monde. Ils sont par définition imparfaits et simplistes. Ces approches dynamiques ne sont pas capables de tout prendre en compte (maladies, stress thermiques, excès d’eau…) mais profitent de données dynamiques comme les images satellitaires pour sécuriser les modèles et offrir des préconisations spatialisées au plus proche des besoins des plantes.

Je me permets néanmoins une digression ici en précisant que la spatialisation des modèles de culture est importante à prendre en compte parce qu’une très grande partie des phénomènes mesurés et/ou modélisés peuvent varier à la fois dans l’espace et dans le temps mais que ces variations ne sont pas nécessairement prises en compte. Rien n’empêche par exemple la minéralisation de la matière organique ni l’offre en eau d’être variables au sein d’une parcelle. Considérer un seul type de sol dans la parcelle est alors une simplification des processus en jeu (certains modèles commencent à essayer de prendre en compte des cartes de réserve utile). La spatialisation des modèles de culture pose également question en ce sens que ces approches dynamiques ont été au départ construites pour travailler à une échelle parcellaire (un modèle par parcelle) (Pasquel et al., 2022). Si l’on imaginait appliquer ces modèles à l’échelle d’un pixel par exemple (c’est-à-dire en changeant le support spatial de travail du modèle), une adaptation serait peut-être nécessaire, notamment pour valider encore mieux les sorties spatialisées modèles de culture. Il y aurait notamment un travail de calibration spatiale des modèles à organiser, et la validation des résultats du modèle devra prendre en compte le fait que certaines données d’entrée du modèle, ainsi que les sorties, ne sont pas indépendantes les unes des autres – ce qui demanderait alors de sortir du cadre statistique classique (Pasquel et al., 2022).

Par rapport aux modèles statiques, ces modèles de culture dynamiques peuvent être interrogés à tout moment puisqu’ils projettent dans le temps les besoins azotés du végétal. Ces modèles ne sont donc plus tributaires de l’acquisition d’une image satellite au bon moment (au bon stade de développement, sans nuages…) et permettront de piloter tous les apports d’azote (je rappelle ici par exemple que sur blé, la majorité des outils numériques actuels pilotent principalement les derniers apports). Pour l’instant, l’utilisateur interroge le modèle lorsqu’il le souhaite et cet utilisateur est laissé seul juge des fenêtres temporelles les plus adéquates pour l’application d’engrais azotés. Les critères de déclenchement intègreraient néanmoins déjà des seuils de précipitations attendues sur des données climatiques prévisionnelles. A terme, l’objectif sera de pouvoir également contraindre le modèle sur des stades de développement pour chercher à optimiser d’autant plus l’efficacité d’utilisation de l’azote. En s’affranchissant du bilan prévisionnel et des objectifs de rendement – qui ne fonctionnent en réalité que pour des années climatiques moyennes puisque c’est souvent la moyenne olympique qui est considérée – les approches dynamiques s’approchent toujours un peu plus de ce qui se passe réellement pendant la saison de cultures. Néanmoins, force est de constater que les risques climatiques de fin de cycles, qui commencent à être de plus en plus récurrents avec le déréglement climatique en cours, sont difficiles à appréhender. L’incertitude climatique est importante, parce que les modélisations sont très complexes, et ces incertitudes transparaissent nécessairement sur les modèles qui les utilisent. Mais peut-on réellement faire beaucoup mieux avec nos connaissances actuelles ?

Rajoutons également qu’un des grands présupposés des approches statiques de bilan prévisionnel (surtout pour le blé) est que l’on cherche à maintenir une nutrition azotée non limitante tout au long du cycle. Et c’est d’ailleurs exactement avec le même schéma mental sous-jascent que fonctionnent les technologies numériques de pilotage en cours de saison : l’objectif est d’alimenter les plantes pour qu’aucune carence azotée n’apparaisse. Les approches dynamiques permettent de sortir de ce paradigme en s’autorisant à carencer le blé tant que cela n’affecte pas son potentiel de rendement (et la recherche a pu montrer que le blé pouvait être carencé à certains stades physiologiques sans aucun problème). Des indices de nutrition azotée (INN) plus faibles en début de cycle permettent par exemple d’éviter un nombre d’épi surnuméraire.

Les modèles de cultures (crop models en anglais) sont extrêmement nombreux (CHN, APSIM, STICS, DSSAT, Ceres-Maize…). Ces modèles permettent de formaliser les connaissances et de comprendre (en les inversant, en optimisant des paramètres) le déterminisme d’une fonction ou d’un paramètre. Ces modèles mécanistes sont utilisables pour de la préconisation (nous en avons montré l’exemple avec CHN-Conduite) mais ces modèles sont compliqués à mettre en place pour deux raisons principales. La première étant la difficulté de paramétrer ces modèles-là. Ces modèles sont dataphages, il leur faut généralement plusieurs dizaines de variables d’entrée (climat, sol, réponse de la plante à son environnement, phénologie, variétés…). La connexion à des logiciels de gestion parcellaires ou à des bases de données existantes permet certes d’en faciliter la saisie mais questionne de toute façon la capacité à récupérer des données fines (en tout cas à l’échelle à laquelle la prédiction est censée être réalisée). La deuxième contrainte, intrinsèquement liée à la première, est calculatoire. Faire tourner des modèles mécanistes sur des jeux de données très larges (parce que très résolus spatialement et temporellement) demandera nécessairement de trouver des astuces (découper la parcelle en zones homogènes pour éviter de travailler sur des supports à trop haute résolution) ou de dégrader la qualité du modèle (en limitant les données d’entrée) pour rendre l’outil opérationnel.

Modèles mécanistes et modèles statistiques


Il y a toujours eu des querelles de clocher entre les partisans des modèles mécanistes et ceux des modèles statistiques, même si la réponse à apporter est peut-être finalement entre les deux, avec des approches hybrides qui pourront combiner une modélisation du système (mécaniste) avec de la donnée régulièrement mise à jour et des relations simplifiées (statistique). Nous en avons déjà parlé mais certains outils numériques proposent un pilotage de l’azote en se basant sur des relations statistiques assez simples – par exemple une relation linéaire directe entre un état de biomasse ou de chlorophylle avec un état azoté de la plante, relation qui aurait été observée dans des conditions expérimentales. Et cette relation peut être d’autant plus dangereuse (parce qu’elle considère nécessairement l’azote comme facteur limitant) si l’outil n’est pas calibré par variété, par type de sol, ou encore par stade physiologique (certains outils seront étalonnés en amont alors que d’autres seront étalonnés en temps réel au fur et à mesure que des données sont collectées – on pense par exemple à certains capteurs embarqués).

Certains modèles statistiques iront plus loin en réactualisant par exemple des potentiels de rendement en cours de saison à partir d’historiques de cartes de végétation (et de relations empiriques entre biomasse et rendement) en profitant de la mise à jour régulières de données satellitaires ; l’idée étant de pallier une des limites de la méthode des bilans prévisionnels qui se base sur un objectif de rendement calculé en début de saison à partir d’une moyenne olympique (avec un objectif de rendement qui n’est donc pas réactualisé au cours de la saison). D’autres encore auront préféré reconstruire des courbes de réponse du rendement à l’azote à partir d’historiques de rendement et de données culturales (stades, biomasse…) en utilisant des approches de réseaux neuronaux sur plusieurs saisons. On pourrait reprocher aux modèles mécanistes de vouloir modéliser proprement un système de manière à en généraliser les conclusions alors que les dynamiques de stock et de flux d’azote sont extrêmement dépendantes du site étudié (et qu’elles varient en plus dans l’espace et dans le temps). Certains travaux de recherche plaident d’ailleurs pour une remise en question de l’idée selon laquelle les décisions agricoles devraient suivre des cadres mécanistes pré-établis dans lesquels les technologies numériques ne serviraient qu’à estimer localement certains attributs spécifiques utilisés en entrée des modèles mécanistes ; en quelque sorte pour étalonner localement des modèles mécanistes (Colaço & Bramley, 2021). Au vu de la complexité et de la variabilité des relations à modéliser, certains auteurs préconisent plutôt des approches multivariées basées sur des données issues de plusieurs capteurs différents.

Pilotages Tactique et Stratégique


On pourrait enfin aussi s’amuser à distinguer les approches qui sont de l’ordre du pilotage de la stratégie azotée de l’agriculteur (c’est-à-dire une projection de l’agriculteur sur sa parcelle et de ce qu’il veut en faire, avec une stratégie de dose, de produit ou encore de date d’intervention) et les approches de pilotage tactique qui doivent être comprises comme une adaptation de la stratégie en fonction des aléas de l’année (climatique, biotiques, humains…), une sorte d’ajustement de la prévision. De manière générale, on pourrait dire que l’apport des outils numériques, notamment sur les technologies basées sur la réflectance du couvert, tend plutôt du côté du pilotage tactique de la fertilisation azotée. Les technologies servent effectivement à répartir ou à spatialiser une dose prévisionnelle (mise à jour ou non) et n’interviennent finalement que peu pour repenser la stratégie de l’agriculteur quant à sa fertilisation.

Néanmoins, les outils numériques – que ce soient les capteurs, services ou outils d’aide à la décision (OAD) – internalisent tous un tas d’hypothèses et ont en réalité tous une vision de ce à quoi devrait ressembler la fertilisation azotée. Certains chercheront par exemple à atteindre des objectifs de rendement avec le moins d’azote possible. D’autres outils s’orienteront soit vers un équilibrage ou une maximisation du rendement et réaliseront des préconisations azotées en conséquence. Certaines technologies pourront augmenter les doses apportées sur les zones à forte biomasse en considérant que ces zones sont les plus fertiles et qu’il faut les pousser à leur maximum, alors que d’autres chercheront au contraire à diminuer les apports sur ces zones en considérant que leur statut azoté n’est pas carencé. D’autres chercheront à piloter la fertilisation avec un optimum technique ou technico-économique (qui pose d’ailleurs de plus en plus question avec les ratios de prix entre les grains et les engrais suite à l’augmentation du coût des engrais). D’autres encore envisageront plutôt d’avoir une biomasse homogène et un taux de protéine stable sur la parcelle. Bref, même si l’agriculteur aura bien évidemment la main sur sa stratégie de fertilisation, il faut garder en tête que les préconisations apportées par les outils ne sont pas neutres et que ces technologies sous-tendent des hypothèses et des méthodologies que chacun doit chercher à bien comprendre. C’est d’ailleurs pour ça que l’utilisation de plusieurs outils numériques dans le même contexte pourront donner lieu à des préconisations sensiblement différentes (nous en reparlerons plus tard).

Tentons de prendre un peu de recul


Quoi penser du pilotage de la fertilisation azotée par les outils numériques ?


On aurait pu s’attendre à ce que la hausse subite du cours des engrais suite à la guerre Russo-Ukrainienne entraine une augmentation substantielle de la demande en outils numériques de pilotage. Ce n’est visiblement pas ce qu’auront pu me remonter la majorité des interviewés. Le prix de l’azote n’est peut-être pas encore assez cher (je vais peut-être aller me cacher après avoir écrit ça) ou alors d’autres raisons (et il y en aurait plein) ne poussent pas encore au pilotage de la fertilisation azotée avec des outils numériques. Le prix des engrais azotés aura quand même plus que doublé entre 2021 et 2022. Les effets sont peut-être encore trop récents pour y voir des réelles tendances, voire des signaux faibles. Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. A suivre donc dans les mois à venir….

Au détour des enjeux logistiques


Bien que la fertilisation azotée soit le sujet le plus traité sur le terrain avec les outils numériques, on ne peut quand même pas dire que la totalité des agriculteurs en soit friand. Une des explications pourrait tenir à des enjeux logistiques. Certains capteurs et services numériques ont beau avoir intégré des modèles statistiques et/ou mécanistes solides agronomiquement, leur utilisation sur le terrain de manière opérationnelle n’est pas optimale (même si tous font des efforts en ce sens). Et c’est peut-être là que le bât blesse. Les services ne sont pas assez « bout en bout » et n’intègrent pas nécessairement les contraintes opérationnelles de l’agriculteur qui n’a pas forcément envie de passer du temps à convertir, charger, ou encore transférer ses données. La diversité des formats de données entrave parfois les logiciels et les services à communiquer entre eux et à fournir des cartes de préconisation azotée directement sur les machines agricoles (je vous renvoie vers un autre dossier de blog sur l’intéropérabilité et les standards de données en agriculture). Certains constructeurs auront néanmoins fait en sorte de rendre leurs capteurs directement compatibles avec des épandeurs, notamment pour les capteurs embarqués sur machine qui proposent une modulation de doses en temps réel. Avec la norme Isobus, il est effectivement possible de travailler et de communiquer directement via une console dans le tracteur entre le capteur embarqué et l’épandeur attelé au tracteur. Dans ces cas-là, le capteur embarqué peut prend en quelque sorte le contrôle de l’outil attelé à la machine. Rajoutons à cela que certains outils demandent aux agriculteurs d’être abonné pour pouvoir recevoir des mises à jour des modèles développés (par exemple pour actualiser des variétés), ce qui peut encore une fois générer des problèmes logistiques.

Que ce soit par répartition ou spatialisation, la plupart des outils numériques permettent de générer des cartes de préconisation azotée. Encore faut-il être en capacité de comprendre les cartes et d’être équipé en matériel de modulation pour pouvoir les valoriser au mieux (parmi les agriculteurs qui reçoivent des cartes de préconisation, encore peu les utilisent réellement pour moduler spatialement leurs apports d’engrais azotés). Les épandeurs sont certes de plus en plus précis (réduction des dédoublements/chevauchement, amélioration du redémarrage de nappes d’épandage, gestion des bordures de champ, modulation droite-gauche…) mais ces épandeurs ont un coût non négligeable. Certains opérateurs proposent ainsi de simplifier la modulation (par exemple en modulant simplement avec la vitesse d’avancement du tracteur à l’aide d’une application smartphone). D’autres petits malins ne s’embêteront pas non plus et imprimeront une carte de modulation au format papier et utiliseront la géolocalisation de leur smartphone pour moduler manuellement. 

Il est reproché à certains services de pilotage en cours de saison – notamment basés sur l’utilisation d’imageries satellites – de fournir un conseil trop tardivement, parfois bien après que les agriculteurs ont réalisé leurs apports d’engrais (ce qui ne leur fait pas forcément très plaisir…). Outre les améliorations organisationnelles que ce type de services pourrait intégrer, nous avons discuté du fait que des outils basés sur des approches de pilotage dynamique pourrait aider à apporter une réponse à cet enjeu logistique. Puisque ces outils dynamiques projettent des besoins en azote dans le temps, ces technologies ne sont plus tributaires des données satellitaires à un moment précis et pourraient ainsi délivrer des cartes de préconisation à un moment plus avancé dans la saison. Notez que ça n’empêche en rien ce type de services d’avoir aussi des limites logistiques, tout dépend de l’entreprise….

En étant un peu piquant, on pourrait néanmoins se demander si le fait que le conseil arrive parfois un peu tard dans la saison est réellement un problème. Recevoir un service bien plus tardivement que la date à laquelle on l’a demandé est certes énervant mais la question à se poser est de savoir si cette demande est agronomiquement fondée. Les agriculteurs cherchent à recevoir un conseil assez tôt pour pouvoir bénéficier de la pluie pour valoriser les apports d’engrais sur le terrain. En regardant des historiques de pluviométrie, on peut parfois se rendre compte que les mois d’avril/mai ne sont pas nécessairement plus secs que ceux de février/mars et que les craintes des agriculteurs peuvent être infondées. Et les stades physiologiques auxquels les cultures peuvent encore recevoir de l’azote valorisable ne sont pas nécessairement dépassés quand le conseil arrive, même avec du retard. Avec le déréglement climatique, les cartes pourraient néanmoins être rebattues.

Pour revenir sur les modèles dynamiques, ces approches sont très solides agronomiquement mais posent de réelles questions opérationnelles quant à leur utilisation sur le terrain (et les approches statiques ont déjà du mal à s’étendre significativement sur le territoire, alors si on commence à passer sur du dynamique…). Pour être efficace, les approches dynamiques ont besoin d’intégrer le réalisé de l’agriculteur, c’est-à-dire de savoir, quand, où, et combien l’agriculteur a apporté d’engrais azoté sur ses parcelles. Les modèles ne sont en effet pas en mesure de savoir ce que l’agriculteur a déjà réalisé comme application ; les modèles ne savent ainsi pas si les apports ont été valorisés ou non par la plante (les modèles font généralement l’hypothèse que tout l’azote apporté a été valorisé – sans tenir compte des reliquats de stocks pas encore valorisés, ce qui n’est pas vraiment acceptable). Quand on voit la difficulté actuelle des logiciels de gestion parcellaire à collecter de la donnée qualifiée, on peut réellement se demander si les agriculteurs prendront du temps à remonter ces informations là si le tout n’est pas totalement automatisé. Et ça sous-entendrait aussi que l’agriculteur remplisse en temps et en heure sa traçabilité pour faire en sorte d’alimenter le modèle en temps réel, gloups… La saisie de données reste de toute façon problématique même pour les outils actuels de pilotage en cours de saison. Les données parcellaires à renseigner en entrée pour obtenir un plan prévisionnel de fumure sont non négligeables. On pourra néanmoins se demander si ce n’est pas quand même important de passer du temps dessus pour avoir des plans de fertilisation de qualité.

La puissance des modèles de culture réside également dans leur capacité à optimiser l’ensemble des apports d’engrais azotés sur les parcelles en fonction du développement des cultures et des conditions environnementales. Ces approches dynamiques sont donc tout à fait en mesure de proposer un découpage en plusieurs apports fractionnés (en nombre supérieur à ce qui est réalisé actuellement sur le terrain) – et ce pour des parcelles différentes, et des précocités variées – pour faire en sorte que le statut azoté soit piloté le plus finement possible. Les modèles dynamiques devront donc être bridés ou contraints pour rentrer dans des organisations logistiques réalisables, et il faudra ainsi s’assurer que, sous ces contraintes de réduction de complexité, les modèles dynamiques aient toujours un intérêt par rapport à d’autres approches plus simples à mettre en œuvre. Néanmoins, l’intérêt des modèles dynamiques n’est parfois pas tant dans le conseil en tant que tel que dans l’évolution du conseil au cours du temps, qui permet à l’agriculteur de mieux appréhender et anticiper ce qui se passe pour s’organiser.

Des outils numériques labellisés mais non audités


Vous serez certainement surpris d’apprendre que les outils numériques de pilotage de la fertilisation ne sont pas audités pour l’instant. Certains sont néanmoins éprouvés depuis maintenant pas mal d’années et l’ensemble des technologies numériques qui sont présentées dans la figure 4 ne peut bien évidemment pas être mis dans le même panier. Les outils de calcul de dose prévisionnelle en début de saison peuvent ou non être labellisés par le COMIFER (nous avons parlé du label Prev’N) mais ce label indique seulement si la méthode utilisée respecte le cadre de la méthode des bilans du COMIFER et pas si les résultats sont légitimes. Concernant les outils d’ajustement de la dose en sortie d’hiver ou les outils de pilotage en cours de saison, il n’existe tout simplement aucun audit – que ce soit pour l’outil en tant que tel ou la méthode sous-jascente. Et si vous avez lu la deuxième grande section du dossier de blog, vous aurez pu y voir que les approches derrière ces outils numériques sont assez différentes, c’est le moins qu’on puisse dire. Au niveau régional, chaque groupe régional d’expertise nitrates (GREN) fixe sa réglementation et potentiellement les outils numériques utilisables pour respecter la Directive Nitrates. Comme les outils ne sont pas audités, il est donc légitime de s’interroger. Le COMIFER a lancé un groupe de travail pour s’atteler à la question.

Je ne peux pas m’empêcher de rajouter une petite remarque sur la complexité de l’écosystème des outils de raisonnement de la fertilisation azotée. Vous l’avez vu sur l’infographie générale (Figure 4), on a du mal à savoir où donner de la tête. La liste des outils labellisés Prev’N est déjà très large (et amenée à rapidement s’élargir) et contient en réalité beaucoup de services qui sont en réalité les mêmes (ou quasi similaires) – certaines entreprises ayant souhaité reproposer un service en leur nom. Les capteurs piétons et embarqués ne font eux pas non plus exception puisque certains concessionnaires et/ou fournisseurs d’outils revendront des technologies en marque blanche sous un autre nom. La volonté des acteurs de l’écosystème de se démarquer (sur leurs modes de commercialisation notamment) est légitime mais participe parfois plus à complexifier la compréhension du raisonnement de la fertilisation azotée qu’autre chose.

Entre coût et retour sur investissement des outils de raisonnement


Si les coûts des services numériques sont abordables (ça ne veut pas dire que leur rapport qualité/prix est satisfaisant, je vous laisse seul maitre de votre choix), on ne peut pas toujours en dire autant des instruments de mesure sur le terrain. Les pinces en tout genre demandent généralement de débourser plusieurs centaines voire milliers d’euros et les capteurs embarqués peuvent quant à eux coûter jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’euros. Les agriculteurs à l’affut auront pu bénéficier de certaines subventions, notamment de paiements pour services environnementaux (PSE) et pour des cultures de niches, pour l’achat de certains de ces matériaux.

De manière générale, le retour sur investissement des outils numériques est assez mal considéré. La plupart des acteurs donnent à voir un calcul assez simpliste d’un gain économique de rendement ou d’une réduction de charges en intrants. Le coût relié à la technologie est souvent assez peu considéré dans son ensemble et il n’est pourtant pas négligeable. C’est déjà le coût de l’outil ou du service en tant que tel, des potentiels abonnements ou mises à jour, des réparations, ou encore du besoin complémentaire en matériel de modulation ou autre matériel nécessaire à l’utilisation de l’outil numérique. Mais c’est aussi un investissement en temps (paramétrage de l’outil, gestion des bugs et utilisation quotidienne) et potentiellement en formation (agriculteur lui-même, ouvrier agricole…) qui nécessiteront aussi de l’argent. Une analyse économique solide devrait prendre en compte tous ces critères pour évaluer plus sérieusement si le retour économique de ces outils numériques est au rendez-vous.

Un pilotage numérique concentré sur seulement quelques cultures


Force est de constater que, dans le cadre de la fertilisation azotée, le pilotage par les outils numériques est très inégalitaire entre les cultures. Ce sont majoritairement les céréales à paille (blé dur, blé tendre, blé de force, orge) et les oléagineux (colza surtout) qui sont sous le regard des technologies numériques. Cette inégalité de représentation peut d’ailleurs être assez généralisée à l’ensemble des outils numériques pour l’agriculture (notamment si l’on y rajoute la vigne).

Les modèles dynamiques de pilotage de l’azote, au vu de la complexité agronomique de ces approches, sont pour l’instant paramétrés pour certaines cultures très spécifiques (le modèle CHN d’Arvalis ne s’intéresse par exemple pour l’instant qu’au blé). Certaines cultures comme la vigne sont par exemple encore mal représentées parce que les modèles ne sont pas en mesure de considérer correctement les effets de rang et d’inter-rang. Le pilotage intégral n’en est encore qu’à ses débuts pour le colza. Outre des moyens financiers peut-être encore principalement orientés vers le blé, le colza reste une culture compliquée : la fertilisation optimale peut varier de 0 à 250 unités d’azote, les niveaux de croissance et d’absorption d’azote peuvent varier de plusieurs dizaines à centaines d’unités, le colza perd ses feuilles pendant l’hiver, le colza est une espèce plus ou moins indéterminée avec des facultés de compensation dans son élaboration du rendement, et le peuplement est relativement peu homogène au sein d’une parcelle. Les références expérimentales manquent encore et il n’existe pas encore d’outils de mesure assez rapide pour estimer l’indice de nutrition azoté (INN) du colza. L’objectif étant, de la même façon que pour le blé, d’établir des trajectoires cibles d’INN et de se positionner en fonction. Pour le tournesol également, assez peu d’outils de pilotage de la fertilisation azotée ont été développés, peut-être principalement du fait que le tournesol a de fortes capacités d’explorations du sol et qu’il a plus de facilité à trouver de l’azote donc des besoins en apports plus faibles. S’il était possible de caractériser facilement un INN sur tournesol (pour aller plus loin que la simple méthode actuelle Heliotest basée sur le principe de la bande azotée), il serait possible aussi de piloter dynamiquement la fertilisation de la culture.

Les approches de pilotage intégral sont complexes, elles demandent ainsi du temps pour être adaptées à des contextes de production variés (secteurs froids et humides, d’autres chauds et secs), et à intégrer des rotations (avec des légumineuses et des protéagineux…). Les adapter à d’autres cultures est diablement compliqué (et demandera un long travail agronomique pour considérer correctement la physiologie et les relations allométriques de ces autres plantes).

Il faut quand même dire que les besoins en azote sont assez variés entre les plantes et l’on comprend que les outils numériques pour le pilotage de la fertilisation se soient concentrés sur les cultures avec des besoins en azote les plus importants. On pourrait rajouter également que les travaux sur des nouvelles cultures est aussi un peu conditionné à ce que ces cultures aient un débouché et que le pilotage de l’azote soit suffisamment rentable (pour l’instant d’un point de vue économique mais on pourrait espérer que ça le soit aussi d’un point de vue environnemental si le coût des externalités négatives est aussi pris en compte). Certains acteurs ont des volontés d’avancer sur le pilotage d’azote sur prairies si le marché est suffisant. La prairie reste un sujet compliqué avec la diversité des pratiques appliquées (prairies permanentes, temporaires, fauchées-pâturées, uniquement fauchées, productives, seulement pour l’élevage extensif…). Sur les cultures de printemps, les cycles sont courts et les agriculteurs mettent parfois une grosse partie des apports à l’implantation, laissant alors peu de place au pilotage. Peut-être avons nous parfois trop tendance à raisonner en termes de surface et d’assolement et à ne pas prendre un peu plus de recul sur le sujet.

Les outils numériques de raisonnement de la fertilisation azotée sont principalement appliqués sur des cultures homogènes. Je ne dis pas ici que les services numériques soient simplistes, certains basés par exemple sur des modèles inverses de transfert radiatif demandent des compétences très solides en agronomie, en physique du signal et en traitement d’images, mais les outils numériques s’inscrivent pour l’instant dans des cadres agronomiques relativement simplifiés. La présence de plantes compagnes est par exemple rendue compliquée parce que le satellite ne fera pas la différence entre la plante principale et la plante compagne (et c’est donc un problème si l’on cherche à piloter l’azote de la culture principale) et l’on peut difficilement se passer de prendre en compte l’abondance relative de plantes compagnes dans le couvert. Les questions se posent aussi avec des vols à plus basse altitude (drone, avion) mais peut-être d’une autre manière (même si la discrimination plante principale – plante associée n’est pas forcément évidente) dans le sens où les cultures associées restituent aussi une partie de l’azote au sol.

De la même manière, les mélanges variétaux commencent à prendre de l’ampleur dans les pratiques agricoles mais les modèles sont difficilement capables de les prendre en compte parce qu’ils sont beaucoup basés sur la phénologie. Si deux variétés n’ont ainsi pas les mêmes phénologies et sensibilités, il peut donc y avoir des décalages de stade et le résultat de la modélisation pourrait donc en être assez largement altéré. Travailler sur d’autres cultures permettrait pourtant d’avoir accès à des références pour l’instant assez mal connues. Sur les cultures d’intérêt, les rendements sont globalement connus donc l’azote absorbée et/ou le carbone stocké peut être connu. Par contre, sur les cultures non valorisées (CIPAN, prairies en auto-consommation), il pourrait y avoir un intérêt de savoir un petit peu mieux ce qui se passe. Gardez en tête que des travaux sont en cours pour commencer à intégrer cette diversité dans les technologies numériques de raisonnement azoté.

Avec quoi comparer les outils numériques ?


Si l’on veut juger de la pertinence d’un outil numérique pour piloter la fertilisation azotée – quel que soit l’angle que l’on cherche à analyser – il faut forcément pouvoir se comparer à une référence. Mais quelle est cette référence implacable ? Existe-t-elle vraiment ? On peut légitimement se poser la question. Est-ce une mesure à l’étuve et une mesure de jus de tige ? Est-ce une bande témoin sur-fertilisée ou sous-fertilisée en parcelle pour estimer la réponse de l’azote en fonction de la parcelle et de la saison ? Est-ce une expérience en micro-parcelles ou en bandes larges pour se placer dans le contexte de production d’un agriculteur ? Si la dose de référence a tendance à être une dose d’azote élevée, est-ce normal de se satisfaire de cette référence ?

L’un des avantages des outils numériques de modulation par rapport aux méthodes traditionnelles (expérimentations en micro-parcelles et suivi en laboratoire) est qu’ils permettent de moduler les apports d’azote en fonction des variabilités spatiales présentes dans les parcelles. Les expérimentations classiques en blocs complets randomisés ne permettent généralement pas d’évaluer le véritable intérêt des technologies de modulation parce qu’elles partent du principe que l’effet de la variabilité spatiale a été neutralisé par la randomisation dans l’expérimentation. L’analyse généralement réalisée dans ces cadres expérimentaux ignore la variabilité spatiale et/ou suppose qu’elle fait partie de l’erreur aléatoire des modèles explicatifs issus de l’expérimentation. Dans ces conditions-là, en utilisant les outils numériques, les résultats refléteraient en réalité uniquement l’avantage des outils de modulation sur de courtes distances et manqueraient l’occasion d’évaluer les avantages de moduler les apports d’azote sur des échelles plus larges.  On pourrait d’ailleurs rajouter que l’utilisation de bandes d’essais ou de micro-parcelles pose question quant à l’emprise spatiale prise en compte par certains capteurs embarqués (l’emprise est par exemple assez large pour des capteurs comme le N-Sensor). Dans un scénario plus réaliste sur le plan commercial, les variabilités sont présentes à la fois sur de courtes distances mais aussi sur des beaucoup plus longues. Si la modulation n’est pas correctement évaluée, son intérêt pourrait être alors sous-estimé.

Certaines expérimentations mettent à profit l’utilisation de capteurs de rendement embarqués pour évaluer l’intérêt de la modulation d’azote sur des bandes d’essais en ligne droite en parcelle. Si l’approche est intéressante, les données résultantes sont souvent analysées bande par bande (et même parfois agrégées par bande – on agrège par exemple le rendement et le traitement azoté) souvent pour des raisons de simplicité ou parfois pour des raisons de manque de compétence en analyse de données spatiales. Là encore, l’intérêt des outils numériques peut être sous-estimé parce que les données spatialisées ne sont pas utilisées à leur plein potentiel. Des schémas de bande d’essais plus complexes que des lignes droites non modulées (en échéquier ou autre) permettraient d’ailleurs encore plus d’évaluer l’intérêt des outils numériques pour le pilotage de la fertilisation azotée.

De manière générale, l’utilisation de ces données spatio-temporelles demande de repenser la façon dont sont analysés les résultats d’expérimentation. Les tests statistiques classiques, qui ne sont pas faits pour traiter des données spatialisées (qui violent par définition le principe d’indépendance des données), ne peuvent plus être utilisés tels quels. Néanmoins, l’exploitation complète de ces données spatialisées à haute résolution est particulièrement difficile tant les effets sont variés (autocorrélations spatiale et/ou temporelle, autocorrélation anisotropique [orientée dans le sens des passages machines]…). La forte résolution de ces données impose une demande calculatoire importante et les outils d’analyse manquent à l’appel pour considérer cette complexité (il faut par exemple redévelopper des fonctions en propre parce que les fonctions existantes sous R ou Python ne sont plus suffisantes).

Il faut également faire attention aux effets confondants des expérimentations pour pouvoir discriminer correctement les contributions des différents moyens d’actions (moment de l’application, optimisation de la dose d’azote, modulation, utilisation des outils numériques…). Les plans d’expériences et les traitements doivent permettre non seulement une comparaison équitable avec les pratiques actuelles, mais aussi de distinguer la valeur de l’information de la valeur des outils numériques en eux-mêmes.

La réponse des cultures au cours de la saison est incertaine en fonction de toutes les variabilités (climatiques, biotiques etc…) qui sont susceptibles d’arriver. Ces incertitudes peuvent conduire les agriculteurs à se protéger en appliquant des surplus d’engrais azotés. Ignorer conceptuellement ces notions d’incertitude et d’aversion au risque des agriculteurs peut conduire à sur-estimer l’intérêt des outils numériques et/ou à sous-estimer le niveau de subventions nécessaires pour inciter à l’adoption de ces technologies. On pourrait se demander si les mêmes avantages pourraient être obtenus si l’agriculteur réduisait simplement les doses d’azote appliquée (et par conséquent assumerait un risque plus élevé de sous fertilisation) au lieu d’adopter un pack d’outils numériques pour le pilotage de la fertilisation. Dans ce cas-là, l’avantage relatif des outils numériques serait-il toujours au rendez-vous ?

Les expérimentations classiques en micro-parcelles sont intéressantes pour générer de la connaissance agronomique. Certains considèrent que, d’un point de vue opérationnel, ces expérimentations pourraient manquer de crédibilité si elles ne prennent pas en compte les contraintes opérationnelles, l’équipement et les pratiques des agriculteurs (et les essais en micro-parcelles sont par exemples trop petites pour être suivies par satellite) rendant ainsi les résultats difficilement extrapolables à des contextes de production (on s’attendra par exemple à ce que des niveaux d’efficacité d’utilisation de l’azote soient meilleurs en micro-parcelles qu’en conditions réelles). Une branche de la littérature scientifique commence à se tourner vers le concept d’expérimentations en parcelle (OFE – On Farm Experiments) pour pallier ces limites. Néanmoins, la réalisation d’essais directement en parcelles, et ce directement par les agriculteurs, n’est pas complètement évident non plus. Il faut déjà que le design de l’expérimentation soit réfléchi en avance en faisant par exemple attention à ce que la largeur d’épandage soit un multiple de la largeur de l’agro-équipement de récolte pour ne pas mixer les résultats entre différents traitements. Les capteurs doivent être étalonnés correctement pour être sûrs que les données d’expérimentations soient fiables et de qualité. Il faudra penser l’expérimentation sur le long terme et ne pas réutiliser les mêmes bandes d’essais tous les ans (qu’elles soient sur-fertilisées, sous fertilisées, ou modulées) au risque que les résultats des années suivantes ne soient perturbés par des effets inter-annuels récalcitrants liés à des pratiques de fertilisation différentes. Et les expérimentations imposeront de réaliser plusieurs bandes d’essais puisque les bandes elles-mêmes contiennent de la variabilité. Il nous faudrait également considérer que les agriculteurs, en testant ces approches de modulation, sont eux aussi en train d’expérimenter et de faire de la recherche. Certains saisissent certes l’opportunité de mettre en œuvre des pratiques innovantes, déjà validées expérimentalement en réseaux micro-parcelles, mais force est de constater qu’on leur donne quand même relativement peu d’argent (si ce n’est aucun) pour ça, alors qu’ils prennent pourtant le risque d’avoir un effet préjudiciable sur leur production.

Si vous demandez à plusieurs fournisseurs de services de vous délivrer une carte de préconisation azotée, il y a un risque que vous ne receviez pas exactement la même chose de ces différents fournisseurs. Et cette différence peut parfois s’avérer assez significative, par exemple avec des zonages similaires mais des règles d’apports inversés et ce même lorsque les dates d’acquisition des mesures sont les mêmes. Ces différences interpellent et pourraient amener les acteurs agricoles à remettre en cause l’intérêt des outils numériques pour le raisonnement de la fertilisation azotée. Nous en avons déjà parlé mais vous ne devriez pas pour autant être surpris. Les technologies numériques actuellement en place sont sensiblement différentes (Figure 4) et ne peuvent et ne doivent pas être mises dans le même panier. Les stratégies de fertilisation inhérentes aux outils peuvent être différentes, l’étalonnage des modèles sous-jascent n’a pas été réalisé dans les mêmes conditions agro-pédo-climatiques, et encore et surtout, aucun de ces outils n’est audité. C’est par l’expérience terrain, la connaissance des parcelles et vos connaissances agronomiques que vous serez capables de correctement comparer les outils. Je rajouterai également que ce n’est pas parce que l’interprétation d’un prestataire est bonne sur une année qu’elle le sera forcément sur les années suivantes. Les conditions pédo-climatiques sont changeantes d’une année à l’autre et les modèles agronomiques du prestataire n’auront pas forcément été paramétrés sur des gammes de variation suffisantes.

Sans surprise, et ce quels que soient les outils numériques, nous aurons toujours à faire face au problème de la représentativité des données mesurées – et ce d’autant plus que l’emprise spatiale (et temporelle) de l’outil numérique est faible (on pense en premier lieu aux outils de proxy-détection). La stratégie d’échantillonnage est donc particulièrement importante et l’on a vu plus haut dans le dossier tous les facteurs qui pouvaient venir influencer les mesures au champ (voir la section sur la mesure d’azote par les outils numériques).

Un des gros enjeux sera également de faire en sorte que la donnée remontée soit vraiment fiable et de qualité, vérifiée et homogène (avec des capteurs bien étalonnés parce qu’ils peuvent parfois dériver dans le temps). Le paramétrage des services numériques (méthode des bilans azotés, modèles statiques et dynamiques…) avec des données peu précises va nécessairement impacter la qualité de la préconisation azotée. Et en France, le paramétrage est d’autant plus important que nous avons tendance à sur-fertiliser. Renseigner un sol argilo-calcaire superficiel à la place d’un sol argilo-limoneux peut faire varier les doses d’azote proposées de plusieurs dizaines d’unités, et c’est d’autant plus préoccupant que de nombreuses parcelles contiennent en leur sein des types de sol différents (il faut donc potentiellement séparer ou découper les parcelles pour composer avec différents types de sol). Certaines mesures avec des capteurs de proxy-détection ne sont pas toujours réalisées avec suffisamment de précaution (pas assez de feuilles mesurées, pas forcément au bon étage foliaire…). Encore une fois, la propagation des incertitudes tout au long de la chaine de traitement doit être considérée.

De la difficulté de consolider les chiffres d’adoption sur le terrain


Quel est l’usage réel des outils numériques au service de la fertilisation azotée sur le terrain ? Il n’est pas évident d’y apporter une réponse ou, tout du moins, tout dépend ce que l’on cherche à savoir. On pourrait se dire qu’en allant toquer à la porte des principaux fournisseurs de services de télédétection, ces derniers pourraient nous informer sur le nombre d’hectares pour lesquels leur service a été souscrit (et ça serait déjà pas mal). Néanmoins, avec la mise à disposition gratuite de certaines constellations (notamment Sentinel), difficile de savoir si ces images ne sont pas aussi utilisées ponctuellement pas des agriculteurs, structures de conseil ou n’importe qu’elle autre acteur d’ailleurs pour proposer une préconisation azotée hors d’un service identifié. On pourrait néanmoins faire l’hypothèse que ce cas-là n’est pas majoritaire et que l’estimation des hectares pilotés ne serait pas trop biaisée si l’on ne prenait pas ce cas de figure en compte. Une autre difficulté surgit lorsque l’on se rend compte que les cartes de préconisation fournies par les services numériques ne sont pas nécessairement utilisées pour faire de la modulation (je vous renvoie à la section sur les obligations de moyens et de résultats). Un hectare théoriquement modulé est donc susceptible d’être sensiblement différent d’un hectare pratiquement modulé (et la modulation est parfois différente de ce qui aura été préconisé…).

Si l’on s’intéresse maintenant aux outils de proxy-détection, la réponse elle aussi est loin d’être triviale. La quantité d’instruments de mesure (capteur piétons, capteurs embarqués….) peut être relativement facile à obtenir en recroisant les données fournies par les fabricants, concessionnaires de machines et/ou revendeurs en tout genre (encore faut-il être capable d’identifier les plus importants). En termes d’usage par contre, la réponse est hautement plus compliquée. Les capteurs embarqués sont souvent utilisés par des entreprises de travaux agricoles (ETA) dans le cadre de prestations (souvent d’ailleurs parce que les capteurs sont chers à acheter seul et que la prestation permet de les rentabiliser). Autant dire qu’il faudrait aller voir toutes les ETA pour remonter le nombre d’hectare pilotés par ces capteurs embarqués. Idem pour les capteurs piétons (pinces et autres) qui sont principalement utilisés par des coopératives agricoles ou des structures de conseil pour réaliser les préconisations. A côté de ça, le fait qu’un agriculteur se rende à sa coopérative avec des feuilles à pincer (pour un suivi par une pince chlorophylienne par exemple) n’apporte aucune information sur la quantité de parcelles suivies et encore moins sur le fait de savoir si la préconisation apportée sera réellement utilisée sur le terrain (pour moduler les apports ou non). On pourrait en théorie partir du principe que lorsqu’un conseil est généré, il est utilisé – mais il faudrait pouvoir valider cette hypothèse sur le terrain. De la même manière, le nombre de téléchargements d’une application smartphone pour piloter la fertilisation est certainement corrélé au nombre d’utilisateurs réels et d’hectares pilotés mais peut difficilement aider à en objectiver une utilisation concrète. Pour ne rien arranger à l’affaire, certains agriculteurs pourront utiliser un service de télédétection en complément d’une mesure en local avec un capteur de proxy-détection, doublant ainsi artificiellement la quantité d’hectares pilotés à cause du comptage de la même surface par plusieurs outils différents.

Et la modulation des apports d’azote dans tout ça ?


Finalement, la modulation des apports d’engrais azotés se justifie-t-elle ? On pourrait se poser la question tant les pratiques agricoles actuelles sur le terrain, sans parler de modulation, ont encore une marge de progrès importante. Lorsque l’on parle de modulation, on fait d’ailleurs souvent référence sans y faire attention à la modulation intra-parcellaire, mais l’on pourrait très bien imaginer qu’une modulation inter-parcellaire (ne pas appliquer la même chose sur chacune de ces parcelles) soit déjà une avancée en tant que telle, surtout si les pratiques suivent à côté. Il faudrait peut-être plutôt voir la modulation intra-parcellaire des apports azotés comme la cerise sur le gâteau une fois que les principes agronomiques de la fertilisation sont bien avancés et déjà utilisés sur le terrain. Au vu de l’actualité et de l’augmentation du prix des engrais, la cerise sur le gâteau pourrait néanmoins devenir un gâteau à la cerise…

D’un point de vue théorique, les travaux de recherche semblent montrer qu’une grande partie des termes de l’équation du bilan azoté sont variables dans l’espace, et ce même à l’échelle intra-parcellaire (parfois à des échelles très fines) : reliquats azotés, vitesse de minéralisation automnale de la matière organique, réserve utile, potentiels de rendement. Et ces phénomènes se comprennent parce que de nombreuses parcelles sont effectivement hétérogènes d’un point de vue physique (liée à des interventions culturales ou endémiques à la parcelle) ou chimique. On peut citer par exemple les tassements de tournières, les fourrières, la proximité de haies et d’arbres, des profondeurs de sol différentes ou des charges en caillou différente qui apportent une capacité à fournir des éléments nutritionnels différents, des zones hydromorphes et/ou superficielles au sein d’une même parcelle. Tout cela pouvant théoriquement justifier la mise en place de pratiques de modulation. D’un point de vue pratique, la modulation a du sens si la variabilité spatiale des propriétés du sol conditionne une variabilité de l’apport d’azote optimal suffisamment importante pour qu’elle puisse être prise en compte. Rajoutons que cette modulation doit bien évidemment être aussi envisagée en fonction des stratégies de fertilisation de l’agriculteur. La modulation sera par exemple considérée différemment si les apports sont organiques seulement, minéraux seulement, ou organiques complétés par des apports minéraux.

L’imaginaire régulièrement entendu derrière la modulation intra-parcellaire et son slogan maintenant bien démocratisé du bon intrant, à la bonne dose, au bon moment et au bon endroit serait que les apports d’azote seraient nécessairement diminués sur les parcelles. Bien que ce soit effectivement le cas dans certaines conditions, ce n’est néanmoins pas une vérité générale. Les résultats extrêmement variés obtenus dans la littérature scientifique montrent que les conclusions dépendent du contexte agro-pédo-climatique dans lequel on se place (azote en tant que facteur limitant ou non, amplitude d’hétérogénéité dans la parcelle, zones vulnérables aux nitrates ou non…). Les technologies numériques et l’agro-équipement ont bien évidemment permis de réaliser des progrès importants en termes de qualité d’application (géo-positionnement très précis, coupure de tronçons pour éviter les chevauchements de passage et les épandages hors parcelle, modulation droite-gauche…). Plutôt que de parler de réduction d’apports, il faudrait considérer une meilleure répartition/spatialisation de l’azote dans les parcelles qui, théoriquement, devrait servir à une meilleure efficacité d’utilisation de l’azote.

La pertinence de la modulation interpelle également au regard de la complexité des dynamiques de flux et de stocks d’azote dans les parcelles. Nous l’avons dit juste au-dessus : de nombreux paramètres de la méthode des bilans sont variables. C’est intéressant. Encore faut-il être en mesure de les mesurer ou de les modéliser à cette échelle spatiale là, ce que certaines approches s’efforcent de faire. Si l’on rajoute les incertitudes liées à leur estimation et aux modèles (statistiques/mécanistes) de pilotage de l’azote en place, serions-nous toujours dans des gammes de statut azoté cohérentes ? L’étude de la propagation des incertitudes sur l’entièreté des chaines de calcul est ici importante à considérer. D’un point de vue calculatoire, les modèles dynamiques de culture devront très certains être dégradés à des échelles spatiales plus agrégées (comme des zones) pour en simplifier les calculs. Si finalement très peu de zones sont retenues, la modulation intra-parcellaire en sera finalement elle aussi un peu dégradée (par rapport à la capacité de moduler les apports très finement dans l’espace).

La modulation a également souvent tendance à être considérée sur une seule année, et les bénéfices de la modulation – souvent mesurés avec un retour sur investissement (et pas toujours correctement) – sont principalement proposés à cette échelle temporelle là. La modulation a-t-elle vraiment un intérêt sur le long terme, disons sur 10 ou 20 ans, si on la compare à une gestion uniforme sur la même durée ? Au vu des variabilités temporelles des conditions environnementales, des pratiques agricoles, ou encore du prix des intrants et de vente de récolte (variabilités temporelles qui sont d’ailleurs souvent bien plus importantes que les variabilités spatiales), la question reste entière. Tout dépend ce que l’on compare puisque pour être complètement transparent, il faudrait effectivement comparer les pratiques sur le long terme sur des bases économiques, environnementales, agronomiques et sociales (temps à se former, charge mentale…). Mais en a-t-on vraiment envie ? Le jugement de la modulation sur un constat annuel n’a pas forcément lieu d’être. Moduler les apports azotés sur une seule saison ne servira certes parfois à rien mais on pourrait néanmoins considérer qu’en tendance ou moyenne, sur le long terme, cette approche a son intérêt (Kayad et al., 2021), et ce d’autant plus que les parcelles présentent des variabilités spatiales et temporelles importantes.

Le marché de la modulation, encore relativement faible en proportion, semble néanmoins suivre une tendance à la hausse, notamment entrainé par des acteurs du machinisme qui mettent l’accent sur les technologies numériques de modulation et qui commencent à intégrer des compétences et ressources humaines sur ces sujets-là (les utilisateurs du service Farmstar semblent par exemple plus demandeurs en fichiers de modulation qu’avant). Cette augmentation pourrait s’expliquer en tendance par un renouvellement du matériel agricole qui évolue dans la direction de pratiques de modulation. Cette hausse ne cache néanmoins pas que les agriculteurs restent frileux à pratiquer la modulation, peut-être principalement parce qu’ils ne la maitrisent pas assez (beaucoup d’agriculteurs sont équipés de matériel de modulation – parfois sans le savoir – mais assez peu au final l’utilise jusqu’au bout).

A quoi nous faut-il faire attention ? Quelques derniers éléments de discussion…


Des efforts substantiels ont été déployés par les acteurs publics et privés pour pousser à l’utilisation d’outils numériques de pilotage de la fertilisation azotée. Leur adoption sur le terrain est pourtant toujours assez faible.

Les outils numériques sont une étape et on ne peut pas dire que ces approches numériques n’ont pas évolué dans le temps, entre des indices de végétation très simples au départ à des approches plus hybrides, des modélisations plus complexes et des indices plus évolués maintenant. Les technologies numériques actuelles, loin de pouvoir être toutes catégorisées de la même façon, auront permis de faire sensiblement évoluer les pratiques de fertilisation et progresser l’efficacité d’utilisation de l’azote.

Bien que les approches soient de plus en plus évoluées et solides agronomiquement, certains auteurs questionnent le fait qu’une plus grande complexité des outils de pilotage ne se traduise pas nécessairement par une meilleure précision et de meilleurs résultats économiques et environnementaux (Mandrini et al., 2021). En simulant un grand nombre de données parcellaires aux Etats Unis, ces derniers auteurs ont montré qu’en moyenne les préconisations de modèles statiques à l’échelle régionale n’étaient pas beaucoup moins performantes que celles de modèles dynamiques. Les résultats de l’étude ne sont certes pas extrapolables tels quels dans le sens où les auteurs se sont concentrés sur une partie des Etats Unis, dans un secteur où les parcelles, selon leurs dires, étaient assez homogènes (dans leur étude, les modèles dynamiques étaient d’ailleurs bien plus intéressants sur les parcelles hétérogènes), et pour seulement des cultures de maïs. Mais cet article a au moins le mérite de soulever la question. Plusieurs de mes interviewés auront quant à eux été catégoriques sur l’intérêt des approches dynamiques de pilotage, en ce sens qu’elles permettraient d’estimer bien plus finement le besoin azoté des plantes, et que les parcelles françaises présenteraient des variabilités agro-pédo-climatiques suffisamment larges.

Il manquerait, toujours selon Mandrini et al. (2021) une comparaison des outils permettant de déterminer où les modèles dynamiques sont les plus performants et pourquoi. Certains auraient tendance à dire que ces modèles manqueraient d’étalonnage local – nous avons discuté à plusieurs reprises du fait que les termes de l’équation du bilan azoté étaient variables à des échelles spatiales et temporelles fines (Colaço et al., 2018). L’utilisation d’instruments de mesures multiples et de multi-couches d’information pourrait peut-être apporter des améliorations significatives. Il restera de toute façon difficile d’attribuer des améliorations à l’adoption de technologies spécifiques tant les voies de progrès de la gestion des engrais sont nombreuses et peuvent être confondues les unes avec les autres

Il faut admettre que le déploiement des modèles de culture (crop-models) est une avancée forte en termes agronomiques mais on pourra néanmoins se demander si les agriculteurs sur le terrain sont prêts à passer le cap. Ces modèles sont effectivement complexes, et leur utilisation dans une optique opérationnelle ne parait pas évidente, notamment parce qu’ils demandent à l’utilisateur de renseigner en temps réel son réalisé.

On peut également se poser la question de la capacité de nos modèles actuels à faire des prédictions correctes dans un climat changeant. L’incertitude des fréquentiels climatiques se propage dans les modèles qui les utilisent. Le fréquentiel climatique a du mal à appréhender les risques climatiques en fin de cycle sur les dernières années. Faire tourner des modèles sur des périodes climatiques plus récentes (et non plus sur de longs historiques) pourrait permettre de limiter les problèmes en réduisant l’inertie des variabilités climatiques, ce que mettent déjà en place certains outils numériques de raisonnement. Il sera peut-être également nécessaire de pondérer plus fortement les dernières années climatiques. Mais peut-on réellement faire beaucoup mieux que ça à l’heure actuelle ? On peut déjà se rassurer que plusieurs approchent intègrent justement des prévisions climatiques. Les prévisions climatiques sont d’une redoutable complexité et les structures qui proposent des approches de raisonnement de la fertilisation azotée ne sont pas celles qui développent les modèles climatiques.

Bien que les technologies numériques aient fait globalement progressé les pratiques de fertilisation azotée, certains outils de pilotage d’azote se concentrent à délivrer une solution simple à un problème complexe. Plusieurs technologies s’intéressent par exemple seulement à un seul des côtés de l’équation du bilan azoté – la demande en azote par les plantes. Certes, le suivi des fournitures d’azote du sol est nettement plus compliqué (l’estimation précise du crédit d’azote du sol dépend des conditions pédologiques et climatiques qui peuvent être difficiles à prévoir), et c’est quelque chose que l’on ne sait pas encore mesurer de façon intensive et/ou opérationnelle avec des outils numériques (et même au laboratoire, toutes les formes d’azote ne sont pas suivies). Mais les dynamiques de stock et de flux d’azote au sein du sol sont si importantes qu’il est dommage de ne pas plus les considérer.

Les résultats d’expérience avec les outils numériques peuvent être limités aux conditions rencontrées lors de l’expérimentation. Ils peuvent difficilement être généralisés avec confiance à un large éventail de situations différentes de celles observées dans le cadre expérimental, surtout si les expérimentations sont réalisées sur un temps relativement court (expérimentations de court terme) ou simplement si des variables importantes autour du climat et du sol n’ont pas été considérées (par exemple lorsque des relations statistiques trop simples sont mises en place entre un indice de végétation et une teneur azotée ou un niveau de rendement). Certains outils de raisonnement sont néanmoins bien plus éprouvés que d’autres et auront été développés à la suite d’un nombre d’essais significatifs sur le terrain, et ce dans des conditions agro-pédo-climatiques diversifiées. Notez quand même qu’un nombre élevé de sites et d’années de suivi ne signifie pas nécessairement qu’ un nombre suffisant d’années avec des variations suffisantes des conditions météorologiques ou de contraste entre les sites a été considéré.

Si l’on voulait être un peu piquant, on pourrait quand même arguer que les approches actuelles de raisonnement de la fertilisation azotée ne remettent néanmoins pas en cause les pratiques agricoles dans leur ensemble. Les approches basées sur les cultures de couverture, les rotations diversifiées, ou encore le travail de conservation du sol sont finalement assez peu considérées par ces outils, très certainement au vu de la complexité agronomique que cela engendrerait. Des travaux seraient en cours pour faire progresser les outils numériques en ce sens.

Jusqu’ici, nous nous sommes finalement assez concentrés sur les outils numériques spécifiquement dédiés à la fertilisation azotée, entre le calcul de dose prévisionnelle en début de saison, son ajustement en sortie d’hiver, et le pilotage en cours de saison. Sous la figure 4, j’avais présenté de manière un peu plus large que d’autres outils numériques pouvaient servir de près ou de loin à l’amélioration de la gestion des apports azotés. Difficile d’être exhaustif parce qu’au final, pas mal d’outils pourraient servir aussi – peut-être un peu plus indirectement – à piloter la fertilisation azotée. C’est par exemple le cas des stations météo connectées installées sur certaines parcelles spécifiques pour gérer les apports azotés en fonction de la météo et de l’hygrométrie (et potentiellement se préparer à travailler dans des conditions printanières de plus en plus sèches). Ce sont aussi des sondes tensiométriques placées dans le sol et des modèles d’humidité du sol ou d’évapotranspiration pour piloter les apports d’eau en même temps que ceux d’azote (et nous avons vu à quel point les cycles de l’eau et de l’azote sont interconnectés). On pourrait également penser à la production de cartes de sol par résistivité ou conductivité électrique qui peuvent servir à construire des cartes de potentiel de sol et être intégrés à des modèles de pilotage azoté (pour mieux caractériser les potentiels de production et les objectifs de rendement). Des sondes NPK existent pour suivre l’évolution de la teneur en nitrates dans les sols même si ces outils sont peut-être plus utilisés dans le cadre de suivi environnemental que de pilotage agronomique d’azote.

Entre obligation de moyens et obligation de résultats


Les pratiques d’amélioration du pilotage de l’azote sont nombreuses – qu’elles soient numériques ou pas. Une question à se poser est de savoir pour quelles raisons ces pratiques sont utilisées et si, sait-on jamais, elles pourraient être mises en place pour réduire un usage d’engrais et une quelconque empreinte environnementale. Sans que nous cherchions ici à extrapoler des résultat, Houser (2021), dans le contexte de son étude américaine, aurait plutôt l’air de dire que non. L’auteur montre par exemple que les agriculteurs qui fractionnent le plus leurs apports sont aussi ceux qui, en moyenne, ont tendance à augmenter les doses d’azote apportées. Houser (2021) tente une explication : les agriculteurs qui fractionneraient pourraient avoir accès à des prix d’engrais réduits en évitant les achats d’engrais en masse à des moments où ils seraient beaucoup plus chers, et profiteraient ainsi d’un faible coût d’engrais pour en appliquer plus. L’étude rajoute que la taille de l’exploitation agricole est positivement corrélée à une augmentation des quantités d’engrais utilisés, ce qui pourrait laisser croire qu’en ayant à gérer plus d’hectares, les agriculteurs aient moins envie de s’embêter à piloter finement leurs pratiques de fertilisation azotée. On pourra néanmoins reprocher à l’auteur de ne pas s’être intéressé à des indicateurs de performance (notamment le coefficient d’efficacité d’utilisation de l’azote) et rajouter que ces résultats ne concernent peut-être que le périmètre d’étude. Mais ces premiers résultats ont le mérite d’exister.

A y regarder de plus près et en discutant avec mes interviewés, les agriculteurs utiliseraient principalement les solutions numériques de pilotage de l’azote pour déplafonner une dose réglementaire (et ainsi en apporter plus que prévu). On pourrait néanmoins arguer que dans les modèles dynamiques de pilotage azoté, la logique de déplafonnement disparait parce qu’il n’est plus question de dose totale. Quand on prend un peu de recul et qu’on voit l’argent investi dans la recherche depuis des dizaines d’années pour accroitre nos connaissances agronomiques, mettre en place des références, lancer des satellites et déployer des technologies numériques ; ça fait quand même un peu mal au cœur… Certains agriculteurs détoureraient même dans leurs parcelles des petites zones particulièrement vigoureuses pour servir de base à un conseil azoté sur l’ensemble de leur exploitation (et déplafonner ainsi les doses sur l’ensemble du parcellaire). Pour un agriculteur, limiter l’azote sur céréales pourrait se rapprocher d’une certaine forme de castration. L’utilisation importante d’engrais azoté est une forme de stratégie de réduction des risques de la part de l’agriculteur pour pouvoir assurer selon lui un rendement minimum. Cette stratégie participe, comme les dilemmes d’action collective (si je suis le seul à réduire mes doses, pourquoi est-ce que je le ferai ?) et certains facteurs politico-économiques qui limitent les choix des agriculteurs, à privilégier l’expansion de la production plutôt que l’utilisation efficace de l’azote.

Pour leur défense (celle des agriculteurs…), il faut quand même dire que les outils numériques semblent portés par la réglementation et les directives nitrates. Et le durcissement de la réglementation participe très clairement à l’essor des technologies numériques. Les concepteurs d’outils et services numériques en fertilisation se dépêchent d’ailleurs d’aligner le calcul des doses d’azote sur la méthode préconisée par la directive nitrates. Pourtant trop de réglementation tue la réglementation et des règles générales n’ont pas forcément toujours de sens à des échelles plus locales. Certains agriculteurs pourraient effectivement vouloir déplafonner une dose réglementaire à cause de l’utilisation d’une moyenne olympique de rendement qui ne représente pas nécessairement le potentiel ou l’objectif de rendement de la parcelle. Pour des questions de protection intégrée des cultures et notamment de meilleure tolérance du colza aux aléas à l’automne avec des infestations d’insectes, l’une des voies d’amélioration serait de permettre au colza d’avoir une croissance continue, par exemple en autorisant un apport d’azote à l’automne en végétation en petite quantité pour ne pas subir de rupture de croissance en fin d’année. Cet apport d’azote, qui permettrait de déséquilibrer l’évolution des larves d’insectes par rapport à la croissance de la plante, permettrait d’économiser un insecticide au printemps. Pour des raisons de réglementations (notamment de Directive Nitrates), ce cas de figure n’est pas envisagé. La proportion de légumineuses est également limitée dans certaines zones de production (notamment pour les couverts longs) ce qui peut paraitre contradictoire avec la volonté de travailler avec des systèmes plus résilients qui auraient besoin de moins d’apports d’engrais azotés extérieurs en entrée.

Tous les agriculteurs ne réalisent pas de plan de fumure prévisionnel (PPF), sauf dans le cas de zones vulnérables aux nitrates où c’est obligatoire, et la majorité des PPF sont externalisés à des structures d’appui (CerFrance, coopératives…). On peut alors raisonnablement se demander combien d’agriculteurs décident vraiment eux-mêmes de leur stratégie de fertilisation. Cette délégation n’est-elle pas aussi un moyen de dé-responsabiliser l’agriculteur sur une thématique qu’il paraitrait logique qu’il maitrise de bout en bout tant elle est importante ? Il y a plusieurs manières de voir la chose. Le fait de déléguer la prestation peut être vu comme une marque de confiance ou comme l’assurance d’un suivi, surtout qu’une bonne partie des dossiers semblent reconduits d’une année à l’autre. La dimension réglementaire autour de l’azote peut faire peur, avec la possibilité de contrôles réguliers, et la dimension administrative peut être particulièrement lourde. Et les réglementations sont d’autant plus difficiles à suivre qu’elles sont régies par chaque département au niveau des GREN (groupe régional d’expertise nitrates). Le confort ainsi apporté par un service externalisé, en terme de réduction de la charge mentale également, est compréhensible.

Pourrait-on aller jusqu’à dire que les outils numériques sont devenus des outils réglementaires ? C’est en tout le cas le constat qui semble ressortir en premier lieu. Les outils numériques rassurent et dédouanent s’il y a un échec (si l’outil a été vendu en mettant en avant des gains de rendement et que ces gains ne sont pas obtenus ou que le rendement de l’année est mauvais, les agriculteurs peuvent remettre en cause l’outil de pilotage). Les agriculteurs se payent en quelque sorte une validation de leur dose bilan et ne cherchent pas vraiment à faire de la modulation de doses. Cette obligation de moyens est pourtant bien dommage parce que ces technologies numériques pourraient vraiment être utilisées pour ce qu’elles sont, c’est à dire comme une façon d’étudier l’évolution de dynamiques de stocks et de flux d’azote au cours du temps pour piloter finement la fertilisation. On pourrait également imaginer que les technologies numériques soient vues comme des outils de réduction des fuites d’azote (sous toutes ses formes) dans l’environnement. Peut-être que l’introduction de mesures politiques fortes (mesures obligatoires comme les quotas, exigences techniques, ou mesures incitatives comme les Eco-schémas ou éco-conditionnalités) ou la mise en place d’un marché d’échange de quotas azotés (sous la forme de ce qui se met en place sur le carbone) pourrait apporter des éléments de réponse.

Tout comme l’utilisation d’outils numériques de pilotage azoté peut justifier un déplafonnement des doses réglementaires d’azote, ces technologies numériques permettent aussi de gagner quelques précieux points pour l’obtention du label HVE (Haute Valeur Environnementale) dès qu’ils sont utilisés en complément d’une méthode de bilan. Le nombre de points accessible via l’utilisation de ces outils n’est pas gigantesque (normalement jusqu’à 3 points supplémentaires) mais ça n’est néanmoins pas négligeable et ces technologies numériques pourraient permettre à certains agriculteurs d’atteindre des palliers du label (HVE 1, 2 ou 3). Même si la démarche de progrès est louable, on pourra rappeler que, pour l’instant, aucun de ces outils n’est audité. Un groupe de travail au COMIFER réfléchit actuellement à une classification plus précise des outils numériques autour du label HVE, mais l’audit de ces outils n’est pas encore d’actualité. Nous restons donc encore dans une logique d’obligations de moyens. Une simple facture justifiant l’achat d’un de ces outils (capteurs, services) devrait permettre d’obtenir les points sans s’assurer que le conseil préconisé aura été suivi. Je rajouterais enfin que la labellisation HVE reste critiquée par de nombreux acteurs du domaine agricole pour son manque d’ambition. L’avis de l’Autorité Environnementale sur le plan stratégique nationale (PSN) de la prochaine (PAC) mettant notamment en exergue l’utilisation d’HVE, est assez sévère.

La fertilité globale des sols : grande perdante devant l’éternel


Un tropisme très fort sur l’azote


Le tropisme de ces dernières années sur l’azote est assez fascinant (Cassman, 2022 ; Houlton et al., 2019). Dans l’imaginaire majoritaire, c’est bien l’azote qui est au cœur de l’efficience. Nous en sommes devenus monomaniaques, presque schizophrènes, au détriment de la fertilité globale des sols. C’est d’ailleurs ce que l’on peut observer dans les PPF – qui sont principalement utilisés comme des outils pour piloter l’azote – mais aussi par les outils numériques qui se concentrent sur la préconisation azotée. Fumure de fonds, Oligo-éléments; tous sont encore trop peu considérés. Tout ça est peut-être un peu moins vrai en viticulture parce que la dimension terroir – prise en compte des sols – est plus forte. Néanmoins, toujours en viticulture, le pourcentage d’intrants par rapport au chiffre d’affaires est plus faible qu’en grandes cultures et les viticulteurs ne trouveront pas forcément le besoin de piloter la dose précisément. Les marges sont souvent cherchées ailleurs – par exemple dans la commercialisation des bouteilles – plutôt que dans la gestion des engrais.

L’azote est encore principalement vue comme le facteur limitant à la production agricole. C’est pourtant loin d’être toujours le cas (il est nécessaire de repasser à l’analyse de sol). La filière agricole met de l’azote parce que les effets se voient (une partie d’entre eux tout du moins puisque les phénomènes à l’œuvre dans le sol sont invisibles et c’est bien pour ça que la fertilité globale des sols ne cesse de baisser). Les erreurs sont pourtant encore trop nombreuses : urée et lisier non enfouis, solution minérale à outrance, apports d’azote sur sol hydromorphe, apports complets d’azote avant le stade 2 nœuds sur blé sans fractionnement. Un certain nombre de fondamentaux sont à reprendre. L’azote seule ne pourra pas régler les enjeux de production agricole et de déréglement climatique auxquels la France est soumise. Depuis 30 ans, les rendements de blé en France stagnent voire baissent mais les quantités apportées d’azote, elles, n’ont pas diminué.

Les agriculteurs ne sont pas assez formés sur ce sujet azoté – ceux en zones vulnérables y seront néanmoins plus sensibles – et se contentent trop de suivre seulement les formations réglementaires. La fertilisation azotée ayant été presque exclusivement considérée sous l’angle de la Directive Nitrates et des algues vertes, il n’est pas surprenant que beaucoup d’agriculteurs y aient mis une connotation réglementaire. Les agriculteurs ont peut-être l’impression de maitriser la gestion des engrais azotés ; il n’en reste pas moins qu’en tendance, la filière souffre d’un gros déficit en connaissances, en lien avec le sol et le climat (ce n’est bien évidemment pas le cas de tout le monde…). La connaissance de la vie du sol, les rotations, ou encore la fertilité globale sont encore des sujets trop galvaudés. Et, sans parler de formations nécessairement agronomiques, certaines formations sont encore trop négligées : récupérer un conseil agronomique ou régler un épandeur (c’est d’autant plus compliqué avec des formulations d’azote protégées) sont autant de petites épreuves qui, cumulées, finiront d’ennuyer les agriculteurs.

La fertilisation azotée est pourtant d’une complexité redoutable ; les dynamiques de stocks et de flux d’azote que nous avons vu dans le dossier auront certainement dû vous en convaincre. Et le pilotage demande des compétences extrêmement solides : pilotage sur un an ou en prévisionnel, en statique ou en dynamique, en considérant les stades végétatifs des cultures et la variabilité des réponses en fonction des conditions agro-pédo-climatiques (sur zones à pH acides, sur sol hydromorphe, quand carence en phosphore, si problème de fertilité générale…), mais aussi en fonction des objectifs de protéine dans le grain (si la production est en contrat). Encore une fois, la première unité d’azote apporté est polluante puisque nous sommes très loin d’avoir une efficacité d’utilisation de 100%.

Peu d’agriculteurs réalisent des PPF avec une approche transversale NPK (Azote, Phosphore, Potasse). L’agriculteur ne voit alors pas qu’il puise dans le stock sol. Je rajouterais également que l’utilisation de la fomulation NPK est pernicieuse en ce sens que l’on juxtapose, dans la même formule, des éléments qui n’ont finalement pas grand-chose à voir (et qui ne font pas appel aux mêmes compartiments du sol). Les agriculteurs sont habitués à acheter des engrais NPK comme s’ils avaient les mêmes origines et fonctionnements. Il est toujours plus facile de maintenir une situation correcte en contrebalançant correctement les exports. Par contre, lorsqu’il faut commencer à faire des apports de redressement, les niveaux de nutriments dans le sol ne remontent pas si vite que ça et il faut des apports massifs (et quand on voit le prix des fertilisants…). Les questions commencent néanmoins à arriver – mais parfois trop tard – lorsque les agriculteurs font face à des impasses techniques (par exemple quand il n’y a pas d’accident particulier au cours de la saison mais que pourtant le rendement obtenu est largement inférieur à ce qui était attendu). Pour les réfractaires, ceux pour qui la fertilisation azotée n’a pas à être changé ; il sera nécessaire de donner des arguments factuels, au risque de voir ces agriculteurs disparaitre car ils ne pourront plus suivre le rythme d’un point de vue technique et agronomique.

L’écosystème gravitant autour des agriculteurs n’est pas nécessairement mieux formé, loin s’en faut. Certains techniciens ne prennent ni le temps (car ils ont déjà beaucoup de casquettes) et n’ont pas la formation adéquate car encore trop concentrés sur la vente de ces engrais azotés (rappelons que la séparation de la vente et du conseil se rapporte seulement aux produits phytosanitaires). C’est peut-être par un travail en tandem entre techniciens et conseillers agricoles – avec des compétences séparées mais complémentaires – que le pilotage de la fertilisation azotée sera amélioré. En termes d’outillage numérique pour le pilotage, les concessionnaires non plus ne sont pas armés pour faire de la formation (et les concessions se vident). Les besoins des agriculteurs sur les outils ne sont pas identifiés et encore trop peu de technologies sont réellement adaptées (à part les outils maintenant classiques comme les barres de guidage).

Les outils de proxy-détection peuvent être considérés comme un joli outil de formation, d’animation, voire comme un outil de convivialité. Plusieurs structures d’appui aux agriculteurs en sont équipés (coopératives, négoces, CETA…). La mesure réalisée en groupe avec un chef de culture, au silo, est un point de rendez-vous entre les agriculteurs. Elle permet d’échanger sur les pratiques en place, de construire des références et, de manière plus générale de prendre du recul sur la gestion de la fertilisation azotée (démocratisation des pratiques, fractionnement des apports…). C’est souvent une période où il n’y a d’ailleurs pas que le sujet de la fertilisation à traiter et les distributeurs peuvent en profiter pour discuter d’autre chose.

On pourra également questionner l’indépendance des conseils azotés lorsqu’ils sont réalisés par des structures qui vendent également de l’engrais. Sans vouloir nécessairement chercher le mal partout, l’utilisation d’outils numériques de pilotage d’azote – qu’ils soient réalisés en prestation ou pas – pourrait conduire à une augmentation des apports d’engrais azotés tout simplement parce que certaines entreprises pourraient auront tendance à recommander des taux de d’azote plus élevés parce qu’elles vendent aussi souvent des engrais. La séparation de la vente et du conseil concerne exclusivement les produits phytosanitaires (même s’il ne semble finalement pas si compliqué que ça de remanier ou déplacer certaines filiales pour continuer à combiner les deux activités) et on pourrait apprécier que cette séparation s’oriente aussi à la gestion des engrais azotés. Il y aura certainement également besoin de ralentir et de se recentrer. Les machines agricoles sont devenues tellement précises que nous ne sommes plus capables de suivre en terme de conseils agronomiques (certains pulvérisateurs à phytosanitaires sont capables de considérer plusieurs produits phytosanitaires en même temps), tant les échelles spatiales de travail deviennent fines. Peut-on réellement apprécier la fertilité globale d’un sol à une échelle de quelques mètres carrés ?

Entre apports d’engrais organique et minéraux


Le passage à la fertilisation organique pose d’autant plus question que son pilotage est plus complexe que celui des engrais minéraux. Le calcul de la dose prévisionnelle est compliqué parce que l’on ne sait pas nécessairement quantifier correctement les apports d’azote organique puisqu’ils varient beaucoup plus en fonction de l’humidité du sol, de la température, ou encore de la nature du produit apporté (avec le pilotage intégral, on pourrait néanmoins se dire qu’on peut arriver à savoir ce que la plante trouve dans le sol – et notamment l’azote des produits organiques). Les engrais organiques font insister sur la prise en compte du lien au bilan hydrique. Contrairement aux engrais minéraux où il faut finalement simplement que la plante transpire (pour récupérer les nitrates dans le sol), les engrais organiques, moins mobiles, ne seront pas si facilement disponibles

Et le bio dans tout ça ? Certains diront que malgré tout, l’agriculture biologique reste dépendante des engrais minéraux de synthèse -même s’ils sont cachés – parce que l’épandage de lisier/fumier sur des sols en agriculture biologique vient en réalité de bovins qui auront mangé des aliments (ou de l’herbe) qui aura nécessité des apports d’engrais minéraux azotés pour qu’ils poussent. Les engrais azotés auront donc été en quelque sorte transférés d’un endroit à un autre. Cet exemple permet d’introduire la différence entre ce que l’on appelle un apport d’azote et un transfert d’azote. Tout est en réalité une question d’échelle. A l’échelle d’une exploitation agricole, si j’épands des engrais azotés, je réalise un apport direct d’engrais et mon bilan azoté augmente (ou tout du moins la partie d’apports de mon équation de bilan augmente). Par contre, si je raisonne à l’échelle d’un système beaucoup plus large, et si cet engrais azoté – par exemple sous forme de lisier – provient en fait d’une parcelle éloignée, j’apporte certes de l’engrais azoté sur ma parcelle, mais la parcelle éloignée – elle – en perd puisque les bovins auront consommé les plantes qui auront accumulé l’azote et que j’aurais exporté les déjections des bovins. A l’échelle du système donc, le bilan azoté reste inchangé.

Si tout le monde devait passer au bio et n’apporter alors que des engrais organiques (même si nous avons vu qu’en réalité, cela pouvait être des engrais minéraux azotés cachés), il faudrait augmenter considérablement le cheptel de bovins. A raison de quelques unités d’azote par tonne de fumier, s’il fallait imaginer apporter 150 à 200 unités (sur du blé par exemple) d’azote sur les parcelles, arrivez-vous à imaginer le nombre de bovins qu’il nous faudrait avoir ? Sans compter que pour réduire l’empreinte carbone de l’agriculture, l’assertion contradictoire demandée est de réduire la taille des cheptels de ruminants… Les flux de lisier/fumier ne sont pas non plus transportables sur des distances gigantesques. Ils sont quand même souvent utilisés proche du lieu de production (ou directement dessus pour les agriculteurs en polyculture-élevage). Pour en revenir à la fertilité globale des sols, les éleveurs devront également faire attention aux exports en nutriments de leurs cultures (souvent maïs, ray-grass) qui pourront épuiser les stocks du sol s’ils ne sont pas correctement considérés.

On pourrait également se demander si les céréaliers seraient prêts à changer de façon de travailler et à repasser du temps à ramasser la paille, racler le fumier, à le stocker, et à le remettre en bout de champ. Nous avons bouleversé le paysage social et économique des exploitations agricoles pour en faire des grands domaines, en déconnectant l’agriculture de l’élevage. Nous entrons sur une pente où la baisse de la consommation de viande est une tendance lourde, tout du moins pour les pays occidentaux.

Rajoutons qu’avec la proportion d’agriculture biologique actuelle en France (qui ne mérite quand même pas une médaille), la filière fait déjà face à des problèmes d’approvisionnement en engrais organiques, notamment du fait des très nombreuses conversions qui commencent à arriver à leurs termes. Certains pionniers du bio commencent même à réfléchir à revenir en arrière…

Est-ce que les apports organiques pourront de toute façon suffir pour combler les manques des plantes que nous produisons actuellement – qui sont devenues de véritables machines à produire ? Les agriculteurs qui ont vraiment besoin de maintenir des rendements s’orientent vers des matières organiques qui se rapprochent d’engrais minéraux dans leur mode d’assimilation et composition (riche en azote et potasse; engrais issus de poudre d’os ou fiantes de volailles compostées…).

Dans les systèmes avec beaucoup de recul en apports organiques – notamment les systèmes avec des couverts végétaux riches qui apportent de l’azote au sol par fixation symbiotique (la présence d’adventices comme le rumex ou de ray grass est d’ailleurs le signe de la présence d’azote), certains agriculteurs se demandent de combien ils pourraient réduire leurs apports d’engrais azotés. La question est compliquée entre la prise en compte de la minéralisation, de l’aération du sol ou encore de la gestion des zones humides. Souvenez-vous également qu’une grande partie de l’azote fixée par les couverts est captée dans le sol sous forme d’une augmentation de la matière organique des sols et donc non disponible tout de suite par les plantes. Se pose toujours la question d’augmenter la taille du volant de fertilité (il est nécessaire d’investir beaucoup au début pour ça, toujours avec cette histoire de matière organique) jusqu’à une taille suffisante pour pouvoir ensuite penser à réduire les doses d’apports d’engrais.

A l’échelle d’un système, les quantités d’azote peuvent aussi augmenter suite un recyclage des nutriments des villes vers les campagnes. En prenant un peu de recul, on se rend compte effectivement que les flux d’azote sont principalement orientés des campagnes vers les villes. Les apports d’engrais sont réalisés sur les cultures et nous ingérons indirectement l’azote via les aliments que nous mangeons. Et nous excrétons l’azote dans notre urine et excrétas, azote qui retournera dans les parcelles agricoles via des boues de station d’épuration épandues sur les parcelles. Néanmoins, ce processus reste encore largement inefficace et une grande partie de l’azote que nous excrétons est perdue dans tous les traitements en place et ne retourne finalement qu’assez peu dans les campagnes.

Encore et toujours le déréglement climatique …


Les cycles imbriqués de l’azote et du carbone


Nous manquons souvent à voir que les cycles d’éléments nutritifs – notamment d’azote, de carbone et d’eau – sont complètement interdépendants les uns des autres. Nous les considérons encore trop souvent à tort comme des phénomènes mutuellement exclusifs.

Prenons l’exemple de l’eau. Les flux d’eau pilotent trois flux d’azote antagonistes que nous avons vu au début de ce dossier : l’absorption d’azote par la transpiration de la plante, la minéralisation de la matière organique par l’état d’humidité du sol, et les pertes d’azote par lixiviation et flux de drainage. On pourrait d’ailleurs y rajouter les apports de fertilisants directement lors d’une fertirrigation. L’eau peut et doit ainsi être considérée à la fois comme une ressource mais également comme un vecteur. Piloter la fertilisation azotée sans maitriser le bilan hydrique d’une parcelle semble relativement compliqué. Et cette stratégie sera d’autant plus complexe en situation d’apports exclusivement organiques puisque la minéralisation de la matière organique se devra d’être autrement plus importante. Sur le carbone, les exemples d’interaction avec l’azote sont tellement nombreux qu’il parait difficile d’être exhaustif (Figure 5). Carbone et azote sont déjà souvent stockés sous la forme de matières organiques dans le sol et la minéralisation de cette matière organique affecte généralement ces deux éléments.

Comme nous l’avons discuté en lien avec le ratio C/N (Carbone – Azote), les micro-organismes du sol ont besoin de se nourrir d’azote pour pouvoir décomposer la matière organique riche en carbone et/ou azote. L’azote est également nécessaire à la production de chlorophylle et donc indirectement de photosynthèse, c’est-à-dire qu’une plus grande disponibilité en azote sera susceptible d’augmenter la photosynthèse de la plante et ainsi la quantité de matière organique restituée au sol si la plante n’est pas exportée. Les bactéries fixatrices d’azote de l’air, qu’elles soient associées en symbiose aux racines de légumineuses ou simplement présentes dans le sol, dépendent de la disponibilité de ressources organiques en carbone pour subvenir à leurs besoins. Le coût énergétique de la fixation de cet azote représente une partie non négligeable de l’énergie récupérée lors de la photosynthèse (pour les bactéries symbiotiques).

Figure 5. Inter-dépendance des flux d’azote et de carbone dans la plante. Source : Guenet et al. (2021).

Ces multiples interactions nous demandent de prendre du recul sur la gestion des problèmes complexes, et notamment sur le stockage du carbone dans le sol en lien avec le déréglement climatique. La stimulation de la séquestration du carbone organique du sol peut être réalisée par des stratégies de gestion du sol. Il nous faut quand même garder à l’esprit que ces stratégies peuvent stimuler les émissions de gaz à effet de serre (protoxyde d’azote, méthane) et entraîner des pertes d’azote par lixiviation. Dans la mesure où une biomasse plus importante – disons de couverts végétaux – restitue plus de carbone au sol, on pourrait être tenté de dire qu’il ne faudrait pas trop baisser les apports d’azote pour s’assurer que ces couverts poussent bien et restituent ainsi une quantité de carbone suffisante dans les sols. De toute façon, et nous en avons déjà parlé en évoquant le ratio Carbone – Azote (C/N), augmenter le taux de matière organique dans les sols impose d’avoir de l’azote à disposition (les lois de la stoechiométrie sont impénétrables). Pour atteindre un ratio Carbone-Azote (C/N) moyen de 15 à l’échelle de la planète, Guenet et al. (2021) ont estimé que l’initiative 4/1000 (lancée par Stéphane Le Foll) qui permettrait de stocker du carbone nécessiterait une demande non négligeable d’apports azotés. Néanmoins, comme nous l’avons déjà discuté, le cycle de l’azote fait intervenir les émissions de protoxyde d’azote N2O dégagées lors des étapes de dénitrification, un gaz au pouvoir réchauffant 300 fois supérieur à celui du dioxyde de carbone CO2. Les émissions évitées de gaz à effet de serre en stockant du carbone dans les sols pourraient-elles complètement contrebalancées si nous ne sommes pas capables de prendre correctement en compte le N2O ?

Les auteurs Guenet et al. (2021) sont plus nuancés mais ajoutent néanmoins que les effets du stockage de carbone peuvent être largement surestimés si les émissions de N2O ne sont pas considérées. Et c’est d’autant plus compliqué que les processus microbiens du sol qui influent sur les émissions de N2O sont complexes, avec des mécanismes souvent dépendants de variations spatiales et temporelles très fines et des propriétés physiques, chimiques et biologiques du sol ; et que nos mesures et modélisations actuelles ne permettent pas de les évaluer correctement. Autre exemple de conclusion peut-être contre-intuitive mais qui mériterait d’être creusée est le fait que la réduction du travail du sol, largement mise en avant par les pionniers de l’agriculture de conservation des sols, favoriserait également l’action des bactéries dénitrifiantes et ainsi la génération de N2O dans la mesure où elle mettrait en place des conditions du sol en anaérobie. A côté de ça, comme les matières organiques agissent généralement comme des donneurs d’électrons dans le processus de dénitrification et parce que la teneur en carbone organique dans les sols peut abaisser le potentiel d’oxydo-réduction du sol, on peut penser que des sols plus chargés en carbone organique puissent augmenter aussi l’activité des bactéries dénitrifiantes.  Bien évidemment ici, le prisme de lecture est entièrement climatique et le sujet demanderait à être creusé sous des angles aussi différent (fertilité du sol…).

Les légumineuses et les plantes compagnes font bien sûr partie des leviers pour l’amélioration de la fertilisation azoté (même si une légumineuse ne signifie pas pour autant qu’il n’y aura aucun relargage d’azote dans le milieu) en ce sens qu’elles restitueront une certaine quantité d’azote au sol grâce aux merveilles de la fixation symbiotique (certains envisageront des restitutions de l’ordre de quelques dizaines d’unités d’azote – d’autres, beaucoup plus). On pourra se demander si ces apports – même s’ils étaient bien supérieurs – pourraient faire face aux demandes des plantes que nous cultivons actuellement, qui sont tellement performantes qu’elles demandent d’ingurgiter des quantités phénomènes de nutriments. Est-ce que le sol sera réellement capable de restituer de l’azote à la vitesse auxquelles les plantes en ont besoin ? Ne va-t-on pas être dépassé par la génétique ?

Ces plantes de couverture sont néanmoins des cultures plus techniques (qui demanderont donc de la formation) s’il faut les intégrer dans une rotation : ces cultures sont par exemple sensibles à la fertilité du sol ou de ses conditions d’humidité (sur sols séchants par exemple), certaines ne gèlent pas forcément l’hiver (et les conditions hivernales sont de plus en plus douces), et elles peuvent poser des limites opérationnelles pour des questions de compatibilités de chantier (notamment pour les plantes compagnes). Dans le cas où la réserve utile est le facteur limitant sur la parcelle, les légumineuses pourraient d’autant amplifier la variabilité de la disponibilité en eau. Rajoutons que les débouchés ne sont pas toujours au rendez-vous (si la plante est exportée). Une autre proposition pourrait être de changer de cultures, et notamment de ne pas cultiver celles avec de trop grands besoins en azote. Malgré tout, un des défis restera qu’on retombera souvent sur des cultures qui stockent moins de carbone. Pour être complètement autonome en azote, on pourrait très bien imaginer troquer le concept d’engrais vert par celui de culture verte dans le sens où la culture de rente serait laissée sur la parcelle – disons une année sur quatre ou sur cinq – pour restituer de l’azote au sol (par exemple une culture de luzerne broyée). Cette proposition pourrait venir répondre à l’augmentation du prix des engrais azotés mais pourra se confronter à des enjeux de surfaces de productions et sans surprises, de questions économiques.

L’enjeu du protoxyde d’azote


Ca ne devrait plus être une surprise pour vous mais, concernant la fertilisation azotée, c’est bien le protoxyde d’azote N2O (ou oxyde nitreux) qui est la source des émissions de gaz à effet de serre dans le cycle de l’azote que nous avons vu en début de dossier (nous reparlerons dans la section suivante de la décarbonation du processus de fertilisation azotée en tant que tel). Les émissions de N2O auraient visiblement dépassé jusqu’ici les scénarios d’émission les plus pessimistes. Contrairement aux émissions naturelles de N2O principalement dues à la fixation biologique de l’azote (par les légumineuses ou les bactéries du sol), Harris et al. (2022) nous apprennent que les émissions de N2O du sol d’origine anthropiques sont principalement dérivées de la déposition d’azote atmosphérique – et pas de la fertilisation azotée, même si cette source devient de plus en plus importante. On pourra peut-être se rassurer que le COMIFER ait révisé sa grille de volatilisation pour ne plus cautionner de majoration de doses.

La mesure des flux de protoxyde d’azote est d’ailleurs entachée d’incertitude parce que les méthodologies de suivi ne sont pas complètement au clair. Et les facteurs d’émission azotés pourraient être aussi largement sous-estimées à cause de la nature dynamique des émissions de N2O que nous n’arrivons pas à capturer correctement avec nos échantillonnages trop éparses, mais aussi parce que les facteurs d’émission ne seraient calculés que pendant la période de croissance des végétaux (alors que nous avons vu que les émissions de N2O ne s’annulent pas quand les plantes ne poussent pas). Les facteurs d’émission sont aussi largement variables entre les régions du monde (en fonction du climat de ces dites régions bien évidemment) ce qui laisserait encore une fois à penser que des facteurs d’émissions agrégés à des échelles spatiales trop larges pourraient aussi être sous-estimés. 

Le climat, en se réchauffant, pourrait conduire à une augmentation de l’activité microbienne du sol avec en conséquence des dégagements azotés due par exemple à l’activité des bactéries nitrifiantes. Mais il est en réalité très difficile de conclure avec certitude quant aux réelles implications d’une augmentation de la nitrification ou de la dénitrification dans le sol. Le déréglement climatique impactera de toute façon les cycles de l’azote, du carbone, et de l’eau, tous reliés les uns avec les autres – et c’est peut être l’incertitude de ces impacts qui est la plus préoccupante. Une chose est sûre néanmoins, c’est que ces implications du déréglement climatique sur les dynamiques de stocks et de flux d’azote seront largement variables à l’échelle mondiale.

Le déréglement climatique nous impose d’étudier si les stratégies d’apports azotés du passé sont toujours les meilleures aujourd’hui et si l’on ne pourrait pas sécuriser la nutrition d’azote en changeant les pratiques pour intervenir quand l’azote peut être disponible. Les périodes de sécheresse printanières auxquelles on peut s’attendre sont en effet inquiétantes pour une valorisation correcte de l’azote apporté. Le mot « sécheresse » commence d’ailleurs à faire peur sur le terrain (beaucoup d’agriculteurs ont par exemple fait une impasse sur le troisième apport d’azote sur blé par crainte qu’il ne pleuve pas après). Avec l’urgence écologique en cours, nous ne pouvons peut-être finalement pas faire la fine bouche à choisir entre telle ou telle pratique d’amélioration de l’efficacité d’utilisation de l’azote mais bien à les utiliser conjointement. La majorité des outils numériques de pilotage azoté cherchent à corriger un état instantané d’azote pour combler quelque chose qui aurait potentiellement été raté en amont de l’apport d’engrais. Peu de monde en réalité cherchent à corriger de mauvaises pratiques et à étudier réellement si les apports d’azote ont été réellement valorisés par les cultures ou non.

Peut-on décarboner la fertilisation azotée ?


La fertilisation azotée est sans nul doute la pratique qui plombe le plus l’empreinte carbone de la production végétale. Nous avons jusqu’ici principalement discuté de protoxyde d’azote lors de l’apport des engrais azotés (dénitrification, volatilisation puis dénitrification après déposition…). Par exemple, l’urée – un des engrais azotés les plus utilisés – contient 46% d’azote dont une partie se volatilise dans l’atmosphère avant qu’il ne soit réellement utilisé par les plantes. Nous avions évoqué aussi en début de ce dossier les pistes d’actions pour améliorer l’efficacité de l’utilisation d’azote des engrais, avec notamment des engrais enrobés, des bio-inhibiteurs de la nitrification, ou encore des engrais qui ne seraient pas à base d’urée (nitrate d’ammonium, sulfate d’ammonium…).

Mais c’est aussi en amont de la chaine de la fertilisation azotée, lors de la fabrication de l’engrais, que les émissions carbonées sont importantes. L’ammoniac sert de constituant de base aux engrais azotés minéraux. Il est fabriqué à partir de la réaction d’Haber-Bosch qui met en relation de l’hydrogène avec l’azote de l’air (c’est pour cela que l’on parle d’hydrogénation de l’azote de l’air). L’atome d’hydrogène n’étant pas disponible à l’état naturel, il faut le récupérer d’une manière ou d’une autre en cassant certaines liaisons (l’eau H2O ou le méthane CH4).  Cet hydrogène est donc obtenu avec de l’énergie qui peut avoir différentes origines (charbon, gaz naturel, origine renouvelable…). La réaction d’Haber Bosch en elle-même demande également d’être alimentée en énergie (il faudra donc ici prendre en compte le mix énergétique du pays de production). La grande majorité de l’ammoniac (70%) produit est utilisé pour la production d’engrais azotés (le reste est utilisé pour des applications industrielles : plastiques, explosifs, fibres synthétiques…). Il faudra là encore utiliser de l’énergie pour ces nouvelles réactions chimiques et assemblages d’engrais – et tout dépend ici du mix énergétique du pays dans lequel ce traitement est réalisé.

Nous sommes ici bien en train de parler d’azote bas carbone dans le sens où c’est la production d’engrais minéraux azotés qu’il nous faudrait décarboner (je ne parle bien sûr pas d’engrais organique puisque la réaction d’Haber-Bosch n’entre pas en jeu). Principal intéressée : l’origine de l’hydrogène. Gardez en tête qu’environ la moitié des engrais minéraux azotés est produit à partir de gaz naturel (qu’il faudra donc extraire, ce qui génère des gaz à effet de serre – vous ne devriez plus être surpris). L’enjeu est donc bien ici d’obtenir une fabrication d’ammoniac la plus décarbonée possible. De nombreux acteurs se lancent dans la génération d’hydrogène à partir de sources d’énergie renouvelables (solaire, éolien, hydroélectricité…) pour alimenter directement la réaction d’Haber-Bosch avec de l’hydrogène dit « hydrogène vert ». Vous serez peut-être amusés d’apprendre que l’hydrogène a la chance d’avoir une palette de coloris assez impressionnante en fonction de son origine : hydrogène marron (produit par gazéification de charbon), bleu (produit par vaporeformage du gaz naturel et les émissions de carbone de la réaction sont récupérées par des technologies de capture et stockage de carbone), gris (pareil que le bleu mais il n’y a pas de technologies de capture et de stockage du carbone généré), vert (produit à partir d’énergie d’origine renouvelable qui alimente en général une réaction d’électrolyse de l’eau), turquoise (produit par pyrolyse de gaz naturel), j’en passe et des meilleures. On arrête plus le progrès… Ces nouvelles productions – encore minoritaires – vont bien évidemment demander de considérables investissements industriels et un bon paquet de logistique. La littérature sur le sujet reste encore assez faible mais des travaux récents semblent être assez critique sur la capacité de l’hydrogène vert à appuyer la fertilisation azotée (tout du moins en Allemagne comme c’est le cas que les auteurs ont travaillé – Ahrens et al., 2022). Les émissions liées à la fabrication d’un kilo d’engrais azotés auraient néanmoins baissé continuellement (Bentrup et al., 2016 ; Ammonia Technology Roadmap).

Figure 6. Production mondiale d’ammoniac par technologie et scénario, 2020-2050. Source : IEA

Certains parleraient même d’aller récupérer l’azote contenu dans les combustibles fossiles pour l’utiliser dans la fabrication d’engrais azotés – je vous laisse creuser le sujet !

Des travaux sont également en cours pour considérer l’ammoniac comme un transporteur d’hydrogène parce qu’il peut être plus facilement stocké sous forme de liquide légèrement pressurisé et qu’il présente une densité énergétique volumétrique relativement élevée malgré l’énergie nécessaire pour synthétiser l’ammoniac à partir d’azote et d’hydrogène. Le transport de l’hydrogène seul souffre en effet de contraintes opérationnelles et logistiques (perte sèche par fuites de gaz parce que l’atome est très petit ; inflammabilité de l’hydrogène…). Une fois arrivé à destination, l’ammoniac peut être décomposé en hydrogène ou utilisé directement comme combustible (c’est pour ça que la demande d’hydrogène pour remplacer le fuel maritime est attendu avec une tendance très à la hausse)

Des engrais azotés plus chers et moins disponibles


Le prix des engrais azotés a augmenté, c’est une réalité. Sur fonds de guerre en Ukraine et de défaut d’approvisionnement en gaz russe, l’engrais minéral azoté, fabriqué à partir de gaz (nous en avons déjà parlé) a vu son coût augmenter significativement. Et les enjeux géopolitiques sont énormes. Pendant l’été 2022, la Commission Européenne a demandé aux pays européens de réduire de 15% leur consommation de gaz (en portant principalement l’effort sur les industriels). La France cherche à diversifier ses sources d’approvisionnement en gaz, en faisant notamment venir du gaz de schiste américain. La France vient d’ailleurs de lancer un gros projet de construction d’un port au Havre pour accueillir les méthaniers – notamment américains – qui transportent du gaz naturel liquéfié (on est bien d’accord que c’est du gaz de schiste obtenu par fracturation hydraulique).

Mais les récoltes ont, elles aussi, été valorisées à la hausse. On pourrait bien sûr s’attendre à un effet ciseau à l’avenir (le fait que le coût de l’azote augmente mais pas celui des récoltes) mais ce n’est pas ce que l’on observe aujourd’hui. Il est d’ailleurs assez surprenant de voir que la filière semble se concentrer sur le fait de tirer le prix des intrants azotés vers le bas. Les intrants sont vus comme une charge et une perte directe alors que la récolte est vue comme un bénéfice – mais les deux ont l’air d’appartenir à un bilan comptable différent. La barre psychologique du prix de l’engrais (comme celui du carburant à 2€) est parfois simplement trop forte. Avec un azote jusqu’ici livré à moins d’1€ le kilo dans la cour, ça se comprend un petit peu. De toute façon, il est certain que l’optimum économique de production agricole risque de changer avec l’évolution du coût des engrais et des récoltes. Peut-être que l’actualité poussera la filière à consolider les plans de fumure prévisionnel et à les voir comme des vrais outils de travail pour le pilotage de la fertilisation azotée.

Le problème ne réside peut-être pas tant dans le prix que dans l’approvisionnement. Certains agriculteurs ne regardent d’ailleurs même plus le prix à l’achat de ces engrais azotés pour être sûr d’en avoir pour les saisons à venir. Les engrais suivent des courbes de spéculation assez terribles et les bateaux transporteurs de ces engrais sont rachetés plusieurs fois entre les moments où ils quittent leur port de départ et où ils arrivent à leur port d’arrivée – l’intermédiaire y appliquant bien sûr une petite marge et sa plus-value. La distribution jusqu’au dernier kilomètre implique également des coûts de logistique énorme. On pourrait également s’inquiéter de ce que, avec la sécheresse, les niveaux d’eau sur les passages de bateau s’abaissent, demandant à ce que les bateaux soient moins chargés et augmentant de fait le prix du transport par kilo d’engrais transporté. Au vu des difficultés d’approvisionnement, en fin d’hiver, on pourrait craindre qu’il soit annoncé aux agriculteurs qu’ils ne puissent tout simplement pas être livrés.

Les objectifs de réduction de gaz à effet de serre auxquels la France s’est engagée auraient de toute façon très certainement eu un impact sur le coût des engrais azotés. La guerre en Ukraine a peut-être simplement accéléré un phénomène qui serait de toute façon arrivé.

Santé humaine et gaspillage alimentaire


L’analyse des blés exportés montre qu’ils sont riches en azote. En termes de santé publique, la question à se poser serait de savoir si cette forme d’azote est intéressante pour les animaux et les humains. Je parle bien sûr par exemple des phénomènes d’intolérance au gluten. La pression des processus industriels, avec des blés normés (à tant de pourcents de protéines) impose de cultiver des blés très riches en gluten de manière à ce que la pâte du boulanger soit bien élastique et qu’il puisse faire le même pain toute l’année. Le gluten du blé n’étant pas digestible ; y a-t-il réellement un intérêt à produire des aliments qui ne sont pas digestibles et peu valorisées ? Evoquons pour conclure les enjeux du gaspillage alimentaire qui – pour faire le lien avec notre thématique – peuvent être très simplement ramenés à une perte sèche d’azote puisque l’azote utilisé pour produire ces aliments n’est pas valorisée. Des régimes alimentaires avec une empreinte carbone faible sont aussi souvent des régimes avec une plus faible empreinte azote ; tout simplement parce que si nous mangeons directement une plante plutôt qu’un animal qui a mangé cette plante ; il y aura moins de perte d’azote dans le processus de transformation. Je m’arrêterai néanmoins là sur ce sujet alimentaire dans les débats sur l’alimentation sont nombreux (remplacement des protéines animales par des protéines d’insectes, acceptation sociétales de nouveaux régimes alimentaires, colonialisme des régimes faiblement carnés dans les pays en voie de développement…)

En guise de conclusion


Le cycle de l’azote reste d’une extraordinaire complexité et les dynamiques de flux et de stock d’azote sont encore mal comprises (l’azote apporté par les engrais minéraux azotés n’est pas utilisée dans sa totalité de par la plante l’année de leur application) tant les processus en cours varient à des échelles spatiales et temporelles fines.

Il faut néanmoins insister sur le fait que les technologies numériques ont permis de significativement progresser sur le raisonnement de la fertilisation azotée. Des instruments de mesures et approches très simplifiés au départ ont laissé la place à des technologies plus matures et opérationnelles et à des considérations agronomiques de plus en plus abouties (on pense par exemple au pilotage intégral). Les outils numériques auront directement ou indirectement servi à améliorer le coefficient apparent d’utilisation de l’azote (CAU en français ou NUE pour nitrogen use efficiency en anglais) même s’il restera de toute façon toujours difficile de discriminer exactement les apports des outils numériques au vu de la diversité des méthodes et pratiques de raisonnement de la fertilisation azotée. Des efforts substantiels ont été réalisés et, même si le dossier pointe parfois les limites des technologies numériques (je vous invite pourtant à lire la totalité du dossier), on ne peut pas nier que la France a progressé en matière de raisonnement de la fertilisation azotée.

Les outils numériques pour le raisonnement de la fertilisation azotée sont extrêmement nombreux et leur diversité sous-tend en réalité des approches et des fonctionnements assez différents. L’infographie principale du dossier, qui sépare les outils de calcul de dose prévisionnelle en début de saison, les outils d’ajustement de dose en sortie d’hiver, les outils de pilotage de l’azote en cours de saison, et les outils annexes au pilotage de la fertilisation azotée, devrait aider à y voir plus clair. Il reste néanmoins important de continuer à rentrer dans cette classification pour continuer à discriminer plus finement les approches de ces technologies numériques. Pour rendre la thématique accessible au plus grand nombre, l’écosystème numérique en agriculture devra être simplifié et présenté avec une lecture agronomique.

La grande majorité des outils numériques ont été conçus pour améliorer l’efficacité de la fertilisation, c’est-à-dire pour permettre aux exploitants agricoles d’avoir la meilleure productivité possible avec le minimum d’azote. Ils sont donc étalonnés pour atteindre un rendement maximisant le rapport entre la rentabilité et l’efficacité de l’azote apporté (ou un rendement commercial maximal prenant en compte le rendement et la qualité de récolte), mais ils n’ont pas été pensés pour atteindre un impact environnemental minimal (toute unité d’azote pollue forcément même si les premières doses d’azote sont souvent bien plus efficaces que les suivantes). La prise en compte des impacts sur l’environnement ne pas fait encore partie de l’équation car ces impacts n’ont pas été quantifiés économiquement. Au vu de l’urgence écologique à laquelle nous faisons face et du dépassement régulier de nouvelles limites planétaires (la limite planétaire liée au déréglement du cycle de l’azote a largement été dépassée), il serait temps de s’en inquiéter.

Pourrait-on imaginer qu’au final la définition de la fertilité ne soit pas tout simplement le moment où l’on aura tellement bien compris les dynamiques azotées au sein du système sol-plante que l’on pourra se passer de fertilisation ? Les outils numériques, en tant qu’instruments de mesure, de description, et de modélisation des phénomènes en jeux, pourraient y participer….

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Bibliographie complémentaire aux entretiens


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Personnes Interviewées


NomStructure
Pierre ALOUISVantage
Timothée BARBIERWanaka
Cédric BOUDES et Rémi DelcaillauYara
Marie Aure BOURGEONCNH
Benoit CALMESUAPL
Edith CAUMESArterris
Jérôme CIPELFritzmeier
Jérôme CLAIRBASF
Anthony CLENETICV
Chloé COCHAISEarth Daily Agro
Thibaut DEPLANCHECelestalab
Jérôme DIAZKonica Minolta
Rémi DUMERYAgriculteur
Grégoire DUPREAbelio
Romain FAROUXConsultant indépendant
Clément FRAIGNEAUPermagro
Sylvain HYPOLITEAgrod’Oc
Hélène LAGILLE et Thomas LOMBERTYVivescia
Clément LESTAGEMaïsadour
Aurélie METAYINRAE – Institut Agro Montpellier
Vincent MIGAULTITK
Daniel PASQUELInstitut Agro Montpellier
Thomas SALLEMBIANTrimble Agriculture
François TAMBOISEAgriculteur
Alexandre WEILPrecifield

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1 commentaire sur « Le raisonnement de la fertilisation azotée par les outils numériques : une amourette assez fragile »

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