L’empreinte environnementale de l’AgriTech

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Les technologies numériques sont généralement présentées comme un levier fort de décarbonation du secteur agricole, voire même plus largement comme des outils pour accompagner la ou les transitions agricoles, sans toujours savoir ce que l’on y mettra dedans…

Un angle mort de cette proposition reste néanmoins l’empreinte carbone de ces outils numériques en eux-mêmes. Encore à peine évoquée dans la littérature scientifique, il serait dommageable que l’empreinte de ces outils viennent contrebalancer les potentiels bénéfices qu’ils sont censés apporter.

Même s’il est difficilement imaginable que l’empreinte carbone de ces technologies numériques en agriculture soit significative au regard de celle des technologies numériques au sens large (usage grand public, autre usages sectoriels) ou encore vis à vis de celle de l’agriculture elle-même, des réflexions plus larges sur un déploiement généralisé de ces technologies pourraient rebattre les cartes.

Avec un secteur du numérique toujours plus prépondérant dans les émissions de gaz à effet de serre mondiales, il sera nécessaire de réaliser des arbitrages quant à son utilisation en agriculture si les technologies numériques y sont jugées nécessaires.

Ce dossier sur l’empreinte carbone de l’agri-tech est également l’occasion de valoriser toute la connaissance qui commence à être capitalisée sur la plateforme des outils numériques pour l’agriculture (notre V2 arrive très très bientôt !). En plus de servir la veille collaborative, cette plateforme est maintenant utilisée pour prendre du recul sur les outils numériques en place et de dégager des tendances.

Un grand merci à Gaël Guennebaud et Pierre La Rocca (Inria), Olivier Rodriguez (La Fabrique des Possibles & Fresque du Numérique), et Eric Fourboul (Boavizta & Hubblo) pour le temps qu’ils ont pu m’accorder. Plusieurs articles, rapports et wébinaires m’auront permis de compléter les retours d’entretiens.

Bonne lecture !

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Préambule important


Ce travail fait suite à un premier dossier de blog écrit il y a maintenant quelques années. Cet ancien dossier était une entrée en matière assez générale sur le sujet, plutôt tournée vers le numérique au sens large même si quelques touches agricoles venaient ponctuer l’ensemble du travail. Ce nouveau document propose une réflexion plus profonde sur l’empreinte carbone des outils numériques en agriculture et s’inscrit dans un travail plus large autour de la place des technologies numériques en agriculture.

Je rappelle ici que je rédige des dossiers de vulgarisation et non pas des articles scientifiques (même si j’ai pu en écrire dans le passé). Ces dossiers sont néanmoins largement creusés et fouillés. Ils sont la synthèse (parfois à peine remaniée) de ce que j’ai pu lire et/ou écouter de mes interviewés. La vulgarisation n’est pas pour moi une simplification outrancière de la réalité mais bien une façon de rendre la science plus accessible. J’essaye de rendre ce travail au maximum objectif même si je reste forcément engagé dans mon écriture.

Merci de bien garder ça en tête tout au long de la lecture de ce travail !

Quelques rappels et actualités sur le réchauffement climatique


Avant toute chose, et il est nécessaire de le rappeler régulièrement, les activités humaines provoquent un réchauffement généralisé et rapide de la planète. C’est incontestable. Il faut bien sûr agir vite, participer à la diminution mondiale des émissions de gaz à effet de serre, mais il faut aussi être capable d’anticiper au mieux les changements à venir (Figure 1), sans avoir toutes les clés d’un futur qui met en jeu des échelles de temps considérables et qui reste difficile à prévoir.

Figure 1. Enjeux d’adaptation en fonction de l’évolution de la température. Haut Conseil pour le Climat (2023). Les enfants nés en France dans les années 2020 auront une trentaine d’année en 2050 et vivront des températures d’autant plus chaudes en fonction des scénarios d’émissions élevées.

Souvent masquée par notre anthropo-centrisme et notre propension à nous concentrer sur les sujets climatiques, la crise que subit la biodiversité est dramatique. L’IPBES – penchant du GIEC sur les sujets de biodiversité – nous éclaire quant au fait que des actions positives sur la biodiversité entrainent presque tout le temps des impacts positifs sur le climat (Figure 2). La réciproque n’est pas vraie… Rappelons-le encore une fois, la crise de la biodiversité en cours est nettement plus grave que la crise climatique que nous vivons. La crise climatique est effrayante mais c’est peut-être le plus simple des problèmes que nous avons et aurons à gérer.

Figure 2. En haut, impacts des actions orientées climat (à gauche) pour la biodiversité (à droite). En bas, impact des actions orientées biodiversité (à gauche) pour le climat (à droite). Les courbes rouges traduisent des impacts négatifs. Les courbes bleues traduisent des impacts positifs. IPBES (2022).

L’année 2023 a été particulièrement chaude, en témoignent les données rapportées par les constellations de satellites Copernicus (Figure 3) et par le centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme (ECMWF) [Figure 4]. Les courbes donnent à voir que l’année 2023 a été largement plus chaude que les années précédentes, non seulement en moyenne, mais sur la quasi-totalité des jours de l’année.

Figure 3. Estimations des différentiels de température moyenne journalière de l’air en surface (hauteur de 2 mètres) sur la période 1940-2023 au regard des températures de l’ère pré-industrielle (référence verte sur le graphique) à l’échelle du globe. Chaque courbe bleue est la cinétique de température sur une année donnée. La courbe rouge est celle de l’année 2023. On observe un gradient de bleu du bas vers le haut du graphique avec des couleurs plus foncées (température plus basses) en bas et plus douces (températures plus hautes) en haut montrant que la température moyenne journalière se réchauffe à l’échelle du globe.

Chose particulièrement inquiétante, le seuil de 1.5° de réchauffement supplémentaire par rapport à la période pré-industrielle, fixé lors des accords de Paris pendant la COP21, a été dépassé sur une bonne partie de l’année 2023, principalement entre juillet et décembre. Le seuil de 2°C de réchauffement supplémentaire a même été dépassé quant à lui sur quelques jours. Ces températures spectaculaires pourraient s’expliquer par un phénomène El Nino particulièrement fort en cette fin d’année 2023 ou encore par une diminution de la quantité d’aérosols (qui ont un effet refroidissant). Ces températures pourraient également appeler à revoir l’étalonnage de nos modèles climatiques…

Figure 4. Estimations de la température moyenne journalière de l’air en surface à l’échelle du globe. Chaque courbe grise est la cinétique de température sur une année donnée. La courbe noire est celle de l’année 2023. Entre juillet et décembre 2023, la température est sans commune mesure très largement supérieure à toutes les années recensées jusqu’à présent. 

Les températures à la surface de l’eau (Figure 5) sont peut-être encore plus inquiétantes, et sortent complètement des limites de prédiction de modèle. Les océans se réchauffent beaucoup plus vite que prévu et c’est pourtant grâce à eux que la surface de la terre ne se réchauffe pas encore plus vite…

Figure 5. Estimations de la température moyenne journalière de l’eau en surface à l’échelle du globe. Chaque courbe grise est la cinétique de température sur une année donnée. La courbe noire est celle de l’année 2023. Les températures actuelles sont très éloignées des normales de saison.

Un retour rapide sur l’empreinte carbone du numérique au sens large


Le secteur du numérique irrigue absolument toutes nos activités humaines.  Responsable de plus de 4% des émissions de gaz à effet de serre (GES) mondiale, le numérique poursuit une croissance sans précédent, augmentant ses émissions d’environ 6% par an (The Shift Project, 2021). En France, les tendances sont légèrement plus faibles – environ 2.5% des émissions de GES et une augmentation annuelle d’émissions entre 2 et 4% (Haut Conseil pour le Climat mais ne doivent pas être prises pour autant à la légère, bien au contraire. L’ensemble de notre outillage numérique consomme en France plus d’une dizaine de pourcents de notre électricité. L’équipe du Shift Project estime que l’évolution des émissions de GES pourrait être ramenée à une augmentation annuelle de 1,5% en adoptant la sobriété numérique comme principe d’action. L’augmentation serait certes moins forte mais clairement toujours sur une tendance haussière…

Malgré les progrès réalisés en termes d’efficacité énergétique pour produire, stocker ou encore transporter un kilo-octet de données, toutes les constantes sont à la hausse. Le secteur du numérique n’échappe pas aux effets rebonds – nouveaux usages, augmentation de l’utilisation des outils numériques… – dont la consommation vient largement surpasser les gains d’efficacité du secteur (The Shift Project, 2021). Ces effets rebonds peuvent se décomposer (The Shift Project, 2023) en :

  • Un effet d’usage, c’est-à-dire La volonté de déployer de nouveaux usages justifie le déploiement de nouvelles capacités (la multiplication des contenus vidéos appelle un besoin de plus grande capacités réseaux en mobilité etc.)
  • Un effet d’offre, c’est-à-dire que c’est le déploiement de nouvelles capacités qui entraîne le développement de nouveaux usages (possibilité de visionner des vidéos UHD en itinérance, nécessité de renouveler son smartphone pour profiter pleinement de ce nouveau service etc.)

On parlera de « backfire » pour évoquer le fait qu’une augmentation de l’usage (nouveaux usages) se fait au détriment des gains d’efficacité d’un système numérique. Même si le paradoxe de Jevons soutient en quelque sorte l’inéluctable apparition de backfires, il n’existerait pour l’instant pas de preuve formelle dans la littérature scientifique qu’un effet rebond génère nécessairement ce type de phénomène.

Il faut admettre que l’évaluation environnementale du numérique en est encore à ses balbutiements. L’analyse en est encore immature et les facteurs d’impact (ou « product carbon footprint » fournis par les constructeurs), censés servir à quantifier les effets des technologies numériques sont encore trop peu précis pour ceux qui existent. Tout cela est néanmoins en train de changer. Des règles d’allocation d’impact commencent à arriver pour les analyses en cycle de vie au sens ISO avec des spécificités sur le numérique ; règles qui pour l’instant n’existaient pas. Au moins trois ministères ont demandé à l’ADEME de travailler sur le sujet de l’empreinte du numérique au début des années 2020.

L’ADEME, l’ARCOM et l’ARCEP ont collaboré depuis les années 2020 pour poser les constats de l’empreinte carbone du numérique et établir plusieurs éléments de prospective. La répartition de cette empreinte est sans appel (Figure 6) et est principalement tournée vers la fabrication des équipements et terminaux classiquement utilisés par la population (smartphones, téléviseurs, tablettes…). Les architectures réseaux et les centres de données sont, en valeur absolue, dans un tout autre ordre de grandeur (Ademe, Arcep, 2023).

Figure 6. Répartition de l’empreinte carbone du numérique en 2020 par composantes du numériques (à gauche) et par phase du cycle de vie (à droite).

En creusant un peu le rapport ADEME-ARCEP, une phrase intrigue : “Les équipements et infrastructures informatiques situés à l’étranger sont exclus, quand bien même associés à des usages français.” Il faut en réalité y comprendre que, dans cette étude, les datacenters et réseaux opérés hors de France ne sont pas pris en compte. Au vu de la « cloudisation » généralisée de nos usages numériques et de la localisation des datacenters qui sont in fine utilisés, on pourrait être tenté de voir un angle mort dans ce rapport. L’arrivée des intelligences artificielles génératives (Chat-GPT et consœurs), notamment celles utilisables à grande échelle par le grand public, pourrait rebattre les cartes de cette répartition tant la production de nouveaux contenus réguliers est absolument gigantesque.

Un travail contradictoire du cabinet Hubblo met en avant que l’impact des datacenters hors de la France (versus ceux français) serait majoritaire pour la quasi-totalité des indicateurs d’analyse du cycle de vie analysés. L’écart apparent entre les équipements et les datacenters dans le rapport ADEME-ARCEP pourrait être en réalité bien moindre qu’entraperçu ici – à part presque égale pour le cabinet Hubblo. Pour compléter cette analyse, le cabinet rappelle qu’il ne se concentre ici que sur les datacenters et pas sur (1) la partie importée des réseaux, (2) la partie internationale et mutualisée comme les câbles sous-marins, ou encore (3) les datacenters opérés en France pour un usage à l’étranger. Bref, même si l’on peut largement souligner la qualité du rapport de l’ADEME-ARCEP, on peut tout autant s’inquiéter de la potentielle sous-estimation ou mauvaise répartition des impacts sur le spectre numérique.

Les chiffres généralement assénés sur l’empreinte du numérique (ceux que j’ai d’ailleurs repris en début de chapitre), doivent aussi être considérés avec prudence. Ils concernent les sujets dont la fonction principale a à voir avec les technologies de l’information (IT) au sens large. Mais tout ce qui a trait à la numérisation n’est pas inclus. Par exemple, toute l’intelligence embarquée dans une voiture autonome Tesla n’est pas vraiment considérée ici dans cette empreinte numérique parce que la fonction d’une voiture est de rouler. Quand on comptabilise le poids de l’IT, on fait plutôt référence à des services numériques et à l’infrastructure sous-jascente. C’est déjà bien vous me direz – certes – mais c’est donc probablement sous-estimé.

Les instituts mettent également en avant des écarts plus ou moins critiques entre les études sur le secteur du numérique, aboutissant à des résultats d’évaluation différents. Les sources de variabilités seraient notamment dues à l’utilisation de différentes sources de données, aux variations dans l’actualité des données utilisées et aux différentes approches sur le périmètre de l’analyse (ARCEP 2023). Cette répartition actuelle s’explique notamment par les quantités faramineuses de matières nécessaires pour fabriquer nos équipements. L’extraction de minerais et de terres rares au niveau des mines, leur raffinage en usine, la fabrication des puces électroniques et l’assemblage des équipements sont autant d’étapes gourmandes en énergie (principalement d’origine fossile). Rajoutons à cela toutes les étapes de transport depuis les mines jusqu’aux usines de raffinage (souvent loin des mines), jusqu’au sites de production et d’assemblage, puis jusqu’aux utilisateurs finaux (en passant par un nombre important d’intermédiaires). La dématérialisation ou la virtualisation du secteur du numérique est ainsi un profond maquillage de la réalité (Figure 7).

Figure 7. Quantité de ressources utilisées ou de déchets produits chaque année pour répondre aux usages numériques d’une personne vivant en France en 2020.

Le nombre d’équipements numériques n’est pas forcément un bon proxy de l’empreinte carbone associée (Figure 8). Tout dépend de sa taille et des équipements embarqués dessus. On notera par exemple qu’en suivant les données de 2020, les très nombreux objets connectés représentent 30% du total d’équipements numériques mais seulement 5% de l’empreinte numérique globale des terminaux (Ademe, Arcep, 2023). Les télévisions et ordinateurs sont les principaux responsables de l’empreinte carbone numérique actuelle.  

Figure 8. Répartition du nombre d’équipement en France et comparaison avec la répartition de leur empreinte carbone (sur tout le cycle de vie). Attention : la part de l’empreinte carbone est présentée par rapport au pourcentage total d’équipements. Les architectures réseaux et les data centers ne sont pas considérés ici. Ces derniers représentent de toute façon actuellement « uniquement » 20% de l’empreinte carbone du numérique. Comprenez en gros que les répartitions de cette figure ne bougeront pas trop. 

Les travaux de prospective de l’Arcep, l’Arcom et l’ADEME sont forts d’enseignement. Dans le scénario tendanciel (c’est-à-dire sans réellement agir sur ces trajectoires numériques), les émissions de gaz à effet de serre du numérique augmenteraient de 45% à horizon 2030, et tripleraient à horizon 2050. On peut donc difficilement imaginer rester les bras ballants quand on met ces augmentations d’émissions en parallèle avec les courbes climatiques actuelles présentées un peu plus haut.

Sur le volet législatif et réglementaire, on ne trouve pas énormément de choses en France, outre les lois AGEC (Anti-Gaspillage pour une Economie Circulaire) et REEN (Réduire l’Empreinte Environnementale du Numérique).

Les retours et résultats de l’application de la loi REEN semblent être relativement décevants. Les mesures assez générales de la loi ne s’accompagnent d’aucune sanction si elles ne sont pas respectées. L’observatoire des impacts environnementaux du numérique, lancé au moment de la loi REEN, témoigne du fait que 2022 n’est clairement pas l’année où les émissions du secteur numérique auront commencé à baisser… On pourra néanmoins saluer le fait que la loi REEN intègre une dimension sur les territoires pour les grosses métropoles avec l’obligation d’avoir une feuille de route autour du numérique responsable pour 2025 (ces métropoles doivent avoir commencé à y travailler dès 2023). A voir comment cela sera mis en pratique sur nos territoires. Les lois AGEC et REEN ne fixent néanmoins plus vraiment d’objectifs. Ces derniers sont plutôt portés directement par l’ADEME et l’ARCEP. 

Le secteur du numérique devrait être enfin introduit dans la révision de la stratégie nationale bas carbone (SNBC, 3ème version). Même si cette remise à jour n’est pas encore finalisée à l’heure de l’écriture de ces lignes, on peut s’attendre à ce que la trajectoire de référence considérée soit au moins en lien avec les travaux récents ADEME-ARCEP, voire même qu’elles prennent en compte la notion de Data Center importé mis en avant par l’analyse contradictoire du cabinet Hubblo. 

Au niveau européen, l’empreinte du numérique n’a pas l’air d’inquiéter plus que de raison. Les technologies numériques sont plutôt vues comme une ressource pour accompagner la transition environnementale européenne (pris sous l’angle du Green Deal). On pourrait néanmoins noter la volonté du « Digital Services Act » de l’Union Européenne d’inclure l’impact environnemental dans la réglementation des grandes plateformes du web qui ne bénéficieraient pour l’instant que d’un régime de responsabilité limité. L’appel à réguler les pratiques et les contenus fait sens. Espérons qu’il sera suffisamment ambitieux.

Que dire de l’empreinte carbone du numérique en agriculture ?


De quel type de technologies numérique parle-t-on ?


L’entrée par technologie permet d’identifier rapidement les outils numériques disponibles sur le marché. Encore faut-il savoir ce qui existe dans l’écosystème numérique…  Au sein de Wiki Agri Tech, nous avons découpé cette entrée par technologie avec 3 niveaux hiérarchiques :

  • Un premier niveau en 5 classes – exprimé avec un verbe d’action – pour clarifier la fonction ou l’usage de l’outil sur l’exploitation. 
  • Un deuxième niveau qui explicite les catégories d’outils disponibles pour chaque fonction principale
  • Un troisième niveau détaillant les types d’outils disponible dans chacune de ces catégories. C’est ici qu’on retrouvera les noms les plus couramment utilisés lors que l’on s’intéresse aux outils numériques en agriculture

Figure 9. Les cinq grandes fonctions des technologies numériques en agriculture jusqu’à la porte de la ferme. Source : Wiki Agri Tech. Retrouvez notre livre blanc !

Notre classification des outils numériques offre une première classification pour que chacun puisse se représenter l’écosystème numérique jusqu’à la porte de la ferme dans son ensemble. Comprenez bien que la classification est rendue compliquée par le nombre et la diversité des outils existants. Classifier quelques dizaines d’outils peut sembler raisonnablement accessible. Mais lorsque nous cherchons à en classifier plusieurs milliers (l’annuaire des outils numériques pour les agriculteurs en compte actuellement plus de 1500), l’organisation devient autrement plus complexe.  La figure 9 rassemble l’ensemble des fonctions, catégories et types d’outils numériques proposés. Les cinq grandes fonctions d’outils numériques que nous proposons sont détaillées ci dessous : 

Observer et Mesurer – fonction qui regroupe l’ensemble des instruments de mesure et des capteurs destinés à collecter de la donnée pour mesurer, décrire et quantifier un sol, une plante ou un peuplement, un animal, une bande ou un troupeau, un climat, une topographie, etc. On retrouvera ici également les données et services de géolocalisation pour accompagner et/ou améliorer le géo-positionnement sur l’exploitation. Les robots de surveillance (scouting) sont aussi représentés dans cette fonction d’observation – et sont à distinguer de ceux présents dans la dernière grande fonction “Agir et Appliquer sur le terrain”

Organiser, Gérer et Commercer – fonction qui réunit les outils pour centraliser et organiser les données sur et autour de l’exploitation. On réunira notamment ici les logiciels de gestion d’exploitation (les “FMIS” en anglais) qui structurent et donnent à voir les données autour de la production végétale, la production animale, les machines agricoles ou encore tout objet connecté sur l’exploitation. Nous y avons également placé les portails de données, open-source ou non, qui peuvent être mobilisés par les acteurs agricoles. Citons enfin les sites e-commerce agricoles (market places) qui regroupent des informations structurées pour permettre à l’écosystème d’acheter ou de vendre le résultat d’une production ou encore des intrants. Cette fonction “Organiser, Gérer et Commercer” aura pu sembler un peu fourre-tout mais elle concentre en réalité toutes les technologies qui permettent de préparer, structurer et administrer la donnée.   


Conseiller et Accompagner – fonction qui rassemble principalement les outils de conseil (on pense principalement aux outils d’aide à la décision mais la panoplie est en réalité plus large avec par exemple des outils d’aide à l’identification [de plantes, de maladies, d’animaux, etc…] ou encore d’aide aux réglages des machines. On trouvera également dans cette fonction principale les outils de formation (encore peu présents sur le marché) et une catégorie dite “Couteaux Suisse et Gadget” (sans aucun dénigrement) qui libèrent souvent de la charge mentale à l’agriculteur.ice. Une catégorie “Prestation de Services” a été rajoutée pour des demandes et appuis plus larges qu’une simple technologie numérique. Gardez à l’esprit que cette catégorie recense plutôt des entreprises que des outils en tant que tels. 


Echanger, Partager et Collaborer – fonction qui regroupe à la fois les outils qui s’intéressent de près ou de loin à l’échange de données et à ses dérivés (traçabilité, télémétrie, sécurité des échanges…) mais aussi les technologies collaboratives qui permettront aux utilisateurs de travailler en équipe, d’échanger entre pairs, et de se retrouver en groupe.


Agir et Appliquer sur le terrain – fonction qui met en exergue des technologies numériques pour agir sur le terrain, une fois qu’une décision d’action a été engagée. On trouvera ici sans grande surprise la grande majorité des technologies robotiques (à distinguer de celles dédiées uniquement à la surveillance et présentes dans la première grande fonction) mais aussi des actionneurs de différentes formes principalement positionnés en complémentarité d’une collecte de données par des outils référencés dans la fonction “Observer et Mesurer”. Nous nous sommes restreints ici aux outils numériques jusqu’à la porte de la ferme. C’est-à-dire que nous n’avons pas considéré l’ensemble des outils utilisés sur la chaine de valeur à l’aval de la production (industrie agro-alimentaire, distributeurs, consommateurs…).

Quel potentiel des outils numériques pour la réduction de l’empreinte carbone de l’agriculture ?


L’agriculture pèse une partie importante de l’empreinte carbone française (et mondiale, il va de soi). Même si tous les phénomènes ne sont pas nécessairement compris avec une extrême précision, nous avons une bonne représentation des différentes sources d’émissions agricoles. En agriculture, l’empreinte est principalement due aux émissions de méthane (CH4) et de protoxyde d’azote (N2O) aux pouvoirs de réchauffement bien supérieurs au dioxyde de carbone (CO2) plus largement connu. Le méthane provient principalement de la fermentation entérique des ruminants et de la gestion des déjections animales en condition anaérobie. Le protoxyde d’azote provient quant à lui principalement de l’épandage d’engrais minéraux azotés en production végétale (volatilisation de l’azote, nitrification et dénitrification dans le sol…). On retrouvera également des émissions de CO2 (en quantité bien plus importantes mais en impact gaz à effet de serre moins important) via la consommation d’énergie fossiles pour le chauffage des serres agricoles, la consommation de fuel par les engins agricoles ou encore pour la fabrication des engrais minéraux azotés.

Figure 10. Représentation schématique des émissions de l’agriculture selon l’inventaire natoinal Secten. Source : Haut Conseil pour le Climat (2024). Accélérer la transition climatique avec un système alimentaire bas carbone, résilient et juste.

Théoriquement, tous les outils numériques s’intéressant de près ou de loin à ces sources d’émissions ont le potentiel d’atténuer l’empreinte carbone de l’agriculture. Gardons en tête que ça n’est pas réellement les technologies qui sont décarbonantes mais bien leur appui vers des pratiques agricoles qui elles, le sont. Et les exemples ne manquent pas.

Sur la fertilisation azotée, on ne compte plus le nombre de technologies numériques proposées sur le marché. Entre des modèles de pilotage intégral de l’azote sur l’ensemble de l’année, des outils de mesure de l’azote absorbée pour réajuster les doses prévisionnelles, ou encore des instruments pour affiner le pilotage des derniers apports en cours de saison, les propositions vont de la réduction de dose d’azote à la réallocation des doses pour une meilleure efficacité d’utilisation de l’azote. Tous ces outils se retrouvent principalement dans les fonctions « Observer et Mesurer », « Conseiller et Accompagner », et « Agir et Appliquer sur le terrain » (Figure 9).

Côté élevage, les instruments numériques de suivi des chaleurs (notamment les colliers connectés mais ce ne sont pas les seuls outils) peuvent venir en appui pour optimiser le nombre de jours non productifs des vaches laitières, c’est-à-dire pour faire en sorte que les vaches vêlent plus tôt. En termes comptables, à production laitière constante, on réduit ainsi la durée totale pendant laquelle la vache s’alimente au cours de sa vie (puisqu’elle vit moins longtemps) et par conséquent les émissions de méthane associées. Nous reparlerons plus loin de tout ça. Certaines entreprises ont même commencé à développer des muselières connectées pour mesurer et atténuer les taux de méthane émis par l’éructation des bovins suite à leur fermentation entérique. 

La robotique agricole arrive également avec de nouvelles propositions d’agro-équipement plus légers (donc moins gourmands en énergie pour se déplacer) et avec de la motorisation électrique, permettant de sortir en partie de la dépendance aux énergies fossiles. Le remplacement de machines tractorisées lourdes par des robots légers monotaches ou en essaim pourrait être une manière d’éviter des émissions plus carbonées pour le secteur agricole.

Le potentiel d’atténuation climatique est également mis en avant par la capacité des sols à stocker du carbone. Se sont ainsi déployés de nombreux outils numériques pour accélérer ou faciliter la collecte de données pour mesurer les deltas de carbone stockés dans les sols agricoles ou pour transférer de crédits carbones entre agriculteurs ou porteurs de projets collectifs et acheteurs de crédits carbone. Les labellisations (Label Bas Carbone, Verras VCS..) et autres incitations (primes filières, primes produits) en sont autant d’exemples. Les outils numériques permettent ainsi indirectement de réduire les émissions carbonées en participants à réduire le coût des opérations de suivi et de reporting environnemental, et de venir nourrir plus automatiquement les modèles agronomiques qui serviront à comptabiliser les stockages de carbone dans les sols.

Indirectement, les outils numériques pourraient également participer à faciliter l’engagement vers des ces itinéraires bas carbone – c’est d’ailleurs tout l’intérêt du reporting environnemental (Huang et al., 2022 ; Liu et al., 2023). On pourra toutefois se demander dans quelle mesure les outils numériques bloquent ou non d’autres itinéraires agricoles qui moins carbonés. Ce cas de figure est encore plus pernicieux. C’est un peu comme si vous vous retrouviez bloqués dans un minimum local et n’arriviez pas à rejoindre un minimum global. Il reste tout de même que nous avons peu de retour d’expériences quant à la capacité des outils numériques à vraiment orienter des changements de pratiques.

De manière générale, loin de moi l’idée de négliger le potentiel d’atténuation offert par les technologies numériques agricoles. En raisonnant à iso-système, c’est-à-dire principalement dans une logique d’optimisation du système en place, les réductions d’émissions sont réelles et potentiellement significatives. Les questions à se poser sont de plusieurs ordres. Déjà, en sortant de la logique uniquement carbonée à laquelle nous sommes particulièrement sensible. Ensuite en réfléchissant plus largement à la question d’un déploiement généralisé de technologies numériques et non pas seulement en comparant un itinéraire avec outil numérique à un autre itinéraire sans outil.

Quels leviers de décarbonation pour le numérique agricole ?


Outre la nécessaire sobriété que nous avons diablement du mal à engager et qui est très certainement notre plus important levier, les leviers de décarbonation sont connus dans le secteur du numérique – que ce soient d’ailleurs pour des applications agricoles ou non. Gardons en tête que rendre le numérique compatible avec nos enjeux de transition ne consiste pas à accélérer ses leviers d’optimisation déjà déployés, mais à le placer sur une trajectoire fondamentalement différente de celle qu’il suit actuellement (The Shift Project, 2023)

Parmi les leviers classiques, cela passe déjà par l’augmentation de la durée de vie des outils numériques au vu de la part majoritaire de la fabrication dans leur empreinte carbone (maitriser la conception pour avoir des outils plus robustes dans le temps, augmenter la durée de vie des batteries en optimisant le firmware pour envoyer moins de données, supprimer les obsolescences programmées en tout genre…). On pourra y rajouter de façon non exhaustive une meilleure conception architecturale, la mise en place de firmware pour que les clients puissent mettre à jour leurs technologies numériques et éviter les rappels ou remplacements de produits, l’utilisation de réseaux bas débit pour transférer les données, etc..

On entend également parler de faire rentrer de l’IA pour appuyer l’éco-conception de services numériques, pour optimiser les consommations notamment. C’est pourtant oublier que la majorité des leviers restent quand même au niveau de la conception (spécifications, besoins utilisateur, maintenance etc…) et pas du développement. Tout cela doit se penser en amont, et cela nécessite que les gens se parlent entre eux, à la fois les développeurs, concepteurs, utilisateurs…

La bardée d’instruments de mesure connectés en agriculture génère tout un tas de données tabulaires (analyses de sol, itinéraires culturaux), spatialisés (contours parcellaires, images satellitaires, données de capteurs embarqués sur machines), temporelles ou longitudinales (données climatiques, consommation machines dans le temps…), spatio-temporelles (banque d’historiques de d’images de végétation…), flux de données vidéos… Ahmed Kayad et son équipe 2022 évaluent à environ 1Go par hectare le nombre de données disponibles sur leur site d’étude et imaginent que ce chiffre pourrait doubler à horizon 2025 (Kayad et al., 2022). A la vue du flux de données réguliers sur les réseaux sociaux ou sur les plateformes de streaming, ce chiffre pourrait paraitre dérisoire. Tout dépend néanmoins de la suite que prendra la trajectoire numérique sur les exploitations agricoles et du type de capteurs utilisés sur les exploitations agricoles. Ce chiffre d’1Go reste théorique dans ma vision des choses et masque un certain nombre de choses : les données sont très largement dupliquées par l’ensemble des fournisseurs de services numériques utilisant ces données, ces données peuvent servir à générer de nouvelles données (cartes de préconisation par exemple, mise en route de modèles agronomiques…). Toutes ces données doivent bien évidemment être stockées quelque part. Entre celles et ceux qui collectent des données en espérant en faire quelque chose et ceux qui sous exploitent la masse de données qu’ils collectent, nous ne sommes pas au bout de nos peines.

Limiter la quantité de données générées parait tomber du bon sens en ne mesurant par exemple que ce qui doit l’être ou en diminuant le nombre de données envoyées depuis un capteur jusqu’à une base de données (https://www.aspexit.com/objets-connectes-iot-et-protocoles-de-communication-en-agriculture/). Dans le cadre de mon travail, les données spatiales qu’il m’arrive d’utiliser (imagerie drone, cartographies de rendement) sont parfois tellement lourdes que je n’arrive même pas les ouvrir sur mes langages de programmation et systèmes d’information géographiques. Quel intérêt de collecter des données à très haute résolution si c’est pour finalement les agréger à des échelles bien plus grossières par la suite ? J’entends que certaines informations ne sont accessibles qu’à une résolution fine (on pensera par exemple aux images de végétation en viticulture pour discriminer le couvert végétal et l’inter-rang). Certains fournisseurs de service vont jusqu’à collecter des images embarquées (sur drone ou tracteur) au millimètre de résolution pour tenter de détecter des départs de maladies sur des feuilles… Au millimètre !

Les spécialistes parleront d’Edge Computing pour évoquer un traitement de la donnée in-situ, directement à la prise d’images du capteur, pour éviter d’avoir à envoyer un ensemble massif de données et ne partager plutôt que l’information recherchée. Pour une caméra embarquée sur tracteur dont l’objectif est d’identifier le départ de clusters de maladies, il sera plus pertinent de n’envoyer que des informations ponctuelles (présence/abscence) que l’ensemble des images collectées, d’autant plus si elles le sont à haute résolution. L’Edge Computing est par contre plus limité si la donnée brute collectée au départ doit être réutilisée à d’autres moments (par exemple pour de l’apprentissage machine). Dans ce cadre là, l’envoi unique de la donnée dégradée fait moins sens. Certaines entreprises préféreront ainsi plutôt utilisés des réseaux 5G et des clouds mutualisés, avec tous les impacts positifs ou négatifs en cascade que l’on pourrait imaginer derrière.

C’est aussi l’empilement technologique et l’obsolescence qu’il convient de questionner. Les robots autonomes ne vont potentiellement pas remplacer un tracteur opérationnel multi-tâches (ça n’est d’ailleurs pas toujours bien pris en compte dans les ACV classiques). La question du partage de l’agro-équipement (comme le partage des voitures personnelles) est un enjeu fort dans l’optique de réduire la quantité de matériel développé. Cette collaboration existe déjà en partie avec les CUMA (coopérative d’utilisation du matériel agricole) et mériterait d’être largement déployée avec l’ensemble des équipements agricoles (y compris les robots). C’est tout un modèle d’affaires, basé sur l’économie de la fonctionnalité, qui doit être porté sur le devant de la scène.

Les analyses en cycle de vie dans le domaine de l’Agri-Tech


Clefs de lecture et unités fonctionnelles pour l’Agri-Tech


Les quelques sources bibliographiques qui s’intéressent à l’empreinte du numérique en agriculture utilisent presque exclusivement l’Analyse en Cycle de Vie (ACV). Sans en être un spécialiste, je vous propose ici quelques clefs de lecture pour en comprendre les tenants et les aboutissants.

L’analyse du cycle de vie (ACV) est une méthode d’évaluation environnementale multi-critères qui permet ainsi d’élargir la vision pure et simpliste de l’approche carbonée. Une quinzaine de catégories d’impacts sont ainsi évaluées (réchauffement climatique, eutrophisation, acidification, écotoxicité…) et parfois agrégées en catégories plus grossières. C’est une approche dite « produit » qui, comme son nom l’indique, raisonne en cycle de vie, c’est-à-dire sur l’ensemble du cycle de vie d’un produit, du « berceau à la tombe » (depuis la matière qui a servi à fabriquer le produit jusqu’à sa fin de vie).  L’ACV évalue des impacts potentiels globaux de façon relative. Il faut donc y comprendre que cette approche n’a qu’une valeur comparative (même si des travaux essayent d’intégrer des évaluations en absolu au travers par exemple des limites planétaires) et qu’elle n’est pas en mesure de saisir des impacts très localisés. Pour des impacts plus locaux, on préférera ainsi utiliser des approches dites « site » comme des études d’impact qui sont en général mieux connues du grand public. Les approches « site » et les approches « produit » sont vraiment complémentaires, même s’il n’est pas toujours évident de les faire parler ensemble.   

L’ACV demande en général quatre étapes de travail :

  • La définition de l’objectif et du champ d’étude : c’est certainement l’étape la plus décisive qui conditionnera le reste du travail. Cette étape demande de questionner la fonction principale du produit en question et l’unité fonctionnelle qui servira de base commune pour calculer des impacts (nous en reparlerons)
  • Une phase de modélisation et d’inventaire de données : c’est sans aucun doute l’étape la plus longue du travail qui demande d’aller construire et/ou récupérer des données d’empreinte dans différentes bases
  • Une phase d’évaluation d’impact, qui regroupe toute l’analyse au sens large : caractérisation, normalisation, pondérations des impacts…
  • Une phase d’interprétation pour améliorer ou re-concevoir le produit ou service rendu, comparer des produits etc…

L’analyse du cycle de vie n’a néanmoins pas beaucoup de recul dans un contexte agricole. Les premières thèses sur le sujet datent des années 2005.

Quelle est l’unité fonctionnelle d’une technologie numérique en agriculture ? C’est la question à laquelle ont cherché à répondre Clémence Huck et son équipe de thèse. Le projet européen CODECS, dans lequel s’inscrit ce travail de thèse aurait une section dédiée à cette évaluation environnementale. L’unité fonctionnelle permet de comparer le service rendu d’un produit sur une base claire. Ces unités fonctionnelles sont liées à des fonctions principales ou grand service rendu. Cette unité fonctionnelle peut prendre plusieurs formes : un kilogramme de blé produit, un kilogramme de produit utilisé, un hectare de surface cultivé, une heure de travail pour une tâche donnée ou encore un euro supplémentaire gagné (Figure 11). Toutes ces unités fonctionnelles ne se valent pas et certaines sont assez difficilement mesurables comme le confort de conduite d’un tracteur ou le stress d’un agriculteur (même si on pourrait l’approcher par différents indicateurs comme le nombre de jours en bonne santé perdue, les vibrations basse fréquence, le bruit, ou encore les torsions de dos).

Figure 11. Propositions d’unités fonctionnelles en ACV pour évaluer l’impact de technologies numériques en agriculture.

Certaines unités fonctionnelles, comme le coût d’un euro dépensé peuvent servir dans plusieurs cadres (sur le produit utilisé, sur la totalité du travail réalisé etc…) rendant alors encore plus compliqué le choix de la bonne unité fonctionnelle. D’autant plus qu’en fonction de l’unité fonctionnelle choisie, les résultats de l’ACV pourraient être drastiquement différents. Regarder plusieurs unités fonctionnelles en même temps aurait ainsi plus de sens pour élargir notre spectre et comprendre les bénéfices et compromis d’une technologie numérique donnée. En étudiant par exemple à la fois un outil numérique sous l’angle d’un kilogramme de production végétale et d’un hectare de surface cultivée, on s’intéresse alors à l’éco-efficacité de la production et de l’intensité de l’impact de l’exploitation. Gardons en tête que les gains sur certaines unités fonctionnelles ne sont pas nécessairement corrélés à une augmentation de production (voire potentiellement négativement corrélés).

Le travail autour de l’unité fonctionnelle est d’autant plus compliqué que le périmètre des technologies numériques en agriculture est un peu flou. Pour certains agro-équipements par exemple, électronique, numérique, mécatronique ou encore mécanique s’entremêlent. Que compter comme numérique dans un tracteur autonome ? Le travail mené au sein de Wiki Agri Tech est une proposition d’organisation et de classification de plus de 1500 outils numériques qui méritera d’être amélioré au fil de l’eau. Rappelons également que cet annuaire s’arrête à la porte de la ferme.

Quelques critiques sur les ACV actuelles


Très clairement, on ne peut pas dire qu’à l’heure de l’écriture de ce dossier, la littérature scientifique abonde de résultats d’ACV sur les technologies numériques agricoles. Même si de premières études assez creusées commencent à voir le jour, notamment autour de la robotique agricole, difficile de dégager des grands ordres de grandeur.

En introduction de l’ACV, j’ai insisté sur l’aspect relatif de l’approche en ce sens qu’elle n’avait qu’une valeur comparative. Il est donc important de chercher à comparer des choses comparables. Dans la courte littérature existante, sans même parler d’ACV, les comparaisons sont rendues difficiles parce que les méthodes d’analyse ne sont pas toujours comparables : empreintes carbones suivant la méthode du bilan carbone, émissions du protocole GHG, études d’impact ou encore analyse complètes en cycle de vie. Même au sein des ACV, les méthodologies ne pas toujours identiques. Certains travaux parleront de cadre d’analyse ou de méthodes d’agrégation différentes « World Impact », « ReCiPe », « ou encore « Environmental Footprint » rendant les comparaisons dangereuses. Pour aller encore plus loin, il est même parfois difficile de comparer objectivement des cas d’étude explorés avec la même méthodologie. Dans leurs ACVs autour de l’usage de la robotique viticole, Marilys Pradel et son équipe évoquent ainsi que la notion de « dose optimale » de désherbage varie en fonction des terroirs analysés (Pradel et al., 2022). Les ACV inter-terroirs viticoles semblent alors vraiment délicates à confronter. Les résultats dépendront ainsi de la zone étudiée, des pratiques, ou encore de la culture suivie…

A quelle référence se comparer ? Peut-on vraiment comparer un itinéraire avec un ou des outils numériques à un autre itinéraire sans aucun outil numérique ? La frontière est peut-être plus poreuse qu’il n’y parait. Prenons par exemple le cas de la modulation de la fertilisation azotée en grandes cultures. On pourrait imaginer vouloir comparer l’empreinte environnementale d’une production céréalière d’1kg fertilisée classiquement (fertilisation homogène sur la parcelle définie par une expertise agronomique) avec celle d’une même production fertilisée avec l’appui d’un service de fertilisation par satellite (fertilisation modulée sur la parcelle définie par un algorithme de transfert radiatif et étalonnée par des analyses parcellaires). Cette comparaison permettrait d’envisager la gestion de la fertilisation dans toute sa complexité avec entre autres :

  • Fertilisation classique : expertise terrain, quantité d’intrants apporté, efficacité de l’utilisation de l’azote, machines agricoles utilisées…
  • Fertilisation modulée : expertise terrain, quantité d’intrants apporté, service satellitaire de définition de doses d’azote (acquisition et analyse d’images), efficacité de l’utilisation de l’azote, machines agricoles utilisée, adaptation des machines avec des outils de modulation…,

Mais peut-on s’assurer qu’un conseiller agricole, dans le cadre d’une fertilisation classique, n’utilise absolument aucun outil numérique. De la même façon, un service numérique n’existe qu’en se basant sur des architectures existantes. J’entends par là que, plus qu’un service numérique, c’est plutôt une accumulation de services compatibles les uns avec les autres qui permet d’aboutir à un service final. Quel est l’apport réel de l’outil numérique final sans les outils précédents ?

Notez qu’actuellement, les principaux usages de l’analyse en cycle de vie (ACV) dans un contexte agri-tech cherchent à évaluer l’intérêt d’approches de modulation au regard de la quantité de produit apporté (azote, phytosanitaire…), sans toujours s’intéresser à l’efficacité de la baisse d’utilisation du produit (c’est souvent une baisse de produit que les études cherchent à mettre en avant) sur le volume ou la qualité de production ultérieure. Dans certains articles, la baisse de produit est parfois même modélisée et non réellement mesurée sur le terrain.

Le numérique semble être un secteur un peu à la traîne en ACV. Les données sont rares et traduire des utilisations, des calculs de processeur et des stockages de données en termes d’impact environnementaux n’est pas encore homogène. Le fait que le secteur et les technologies évoluent très rapidement, limite la définition de recommandations de calculs. Les bases de données d’empreinte carbone des équipements numériques sont, pour certaines anciennes, et sous estimées. L’agro-équipement est par exemple encore considéré majoritairement comme de la ferraille, chose surprenante au vu de la quantité d’électronique embarquée (console entre autres) et des modèles numériques et capteurs embarqués sur les machines. Ces sous-estimations peuvent potentiellement aussi pénaliser l’arrivée d’autre outils numériques comme les robots lorsqu’on les compare aux tracteurs du marché dont les bases de données carbones sont plus anciennes (Pradel et al., 2022).

Les approches d’ACV de la littérature sont souvent basées sur une méthodologie définie comme « cradle to farm gate » (c’est-à-dire que l’on s’arrête généralement à la production agricole sans aller trop après sur la chaine de valeur) avec des processus assez classiques (extraction de matière, fabrication des intrants et du matériel, émissions dues aux apports de produits [fertilisants, glyphosate, diesel ou autre]). On pourrait également avoir l’impression que l’ensemble du coût environnemental du service associé n’est pas pris en compte. Si c’est généralement la quantité d’intrants suite à l’utilisation d’un outil numérique qui est souvent prise pour cible de l’ACV, on ne s’intéresse par pour autant à l’état global du service numérique qui nécessitera certainement de la maintenance, des déplacements, ou encore de nouvelles infrastructures à développer. Les travaux sont souvent largement sous-estimés par que les questions d’infrastructure, de recherche et développement ou encore de chaines de dépendances et de compatibilité dans la fabrication d’outils numériques ne sont pas considérés.

Les analyses d’incertitude et de sensibilité sont encore manquantes dans les ACV Agri-Tech. Elles sont pourtant nécessaires pour envisager une analyse bénéfices-risques plus large. Sur la robotique électrifiée par exemple, des travaux ont montré l’impact majoritaire des batteries électriques sur la phase de production du robot (Laglenov et al., 2021). Pour des raisons réglementaires, les robots autonomes ne sont pas encore autorisés à fonctionner tous seuls au champ, et encore moins à traverser des routes pour changer de parcelles de travail. Embarquer les robots dans des remorques pour les déplacer de parcelle à parcelle a en réalité un impact très important (Pradel et al., 2022) au vu de la consommation de fuel des transporteurs ; impact d’autant plus fort que les parcelles sont de petite taille et éloignées les unes des autres.  

Nous avons besoin d’études pluri-annuelles pour se rendre compte de la pertinence réelle d’un outil numérique. Prenons l’exemple le cas de la pression parasitaire en viticulture. Sur les bonnes années, j’entends par là les années sans trop de pression, les pratiques de traitement viticoles (réglages du pulvérisateur, choix des buses, outil d’aide à la décision pour assister la fréquence des traitements) n’ont pas le même intérêt que sur des années difficiles. La plupart des outils numériques travaillent à l’échelle de la parcelle ou de l’exploitation agricole. Mais que se passe-t-il lorsque les outils interviennent dans des périmètres plus larges ? Quand on change d’échelle et qu’on passe par exemple à l’échelle d’un bassin versant, d’une région ou même de la France entière ? A titre d’exemple, des sondes du sol installées pour affiner le pilotage de l’irrigation à la parcelle pourraient générer des effets rebonds dans le sens où si chacun est plus efficace dans l’utilisation de l’eau à la parcelle, il pourrait décider d’irriguer en plus grande quantité.

ACV attributionnelles et conséquentielles


De ma compréhension, la majorité des analyses en cycle de vie actuelles sont dites « attributaires » en ce sens que l’on ramène l’étude à des unités fonctionnelles pour ensuite en faire des extrapolations potentielles à des échelles plus larges. Les résultats d’ACV donnent des impacts dans différentes catégories que nous essayons d’attribuer à des usages ou des services rendus. On pourrait ainsi dire que l’on regarde dans le passé. Parfois, cette allocation est relativement facile. On peut par exemple imaginer un outil numérique relativement simple servant à un usage spécifique. C’est déjà plus compliqué dans les systèmes multifonctionnels – prenons par exemple un tracteur agricole qui servirait plusieurs usages différents. Avec des équipements mutualisés ou multiservices (infrastructure réseau, data center etc…), les approches attributionnelles tendront à essayer de répartir les impacts entre ces équipements (on parlera notamment d’allocation, de substitution, ou de subdivision pour répartir ces impacts). Et s’il y a bien un endroit où l’on peut faire dire tout et n’importe quoi à une ACV, c’est bien au niveau des allocations d’impact. Allocation par masse ? Au prix ? En énergie ? L’idéal étant de prendre une unité d’allocation qui soit le plus fonctionnelle possible. Quand on n’en trouve pas, l’allocation financière est généralement la plus pertinente

L’approche attributaire masque néanmoins des dynamiques temporelles. Les contraintes d’obsolescence programmée des technologies numériques peuvent par exemple venir générer des phénomènes en cascade d’obsolescence sur des technologies enchevêtrées.

Les approches d’ACV « conséquentielles » raisonnent de façon différente et ont tendance à conduire à des impacts plus larges que les approches attributaires. Ces méthodes se basent sur des modèles pour simuler des scénarios et comprendre les impacts des hypothèses de départ. Quand les ACV attributaires décrivent les flux du système étudié, les ACV conséquentielles cherchent à comprendre comment ces flux évoluent quand les scénarios proposés changent. Avant même de comptabiliser, l’idée est d’imaginer ce qui pourrait se passer. Ce sont donc des approches plutôt tournées vers de la prise de décision. On parlera notamment de conséquentiel « court terme » et de conséquentiel « long terme ».

On cherchera par exemple en entrée à décrire finement les typologies de fermes présentes sur le territoire sur lequel les équipements numériques seront développés, les évolutions de fermes dans le temps ou encore le type de technologies mises en place. En élargissant le périmètre d’analyse, les ACV conséquentielles peuvent donner accès aux impacts indirects d’un déploiement technologique généralisé. Le changement d’échelle dont nous parlions plus haut en est un exemple. Si l’on imagine que les technologies numériques agricoles nécessiteront des infrastructures 5G pour fonctionner, il faut alors penser au déploiement plus large de stations de base et d’architecture réseau pour ce faire, ce qui engendrera des impacts à une échelle plus large qu’une simple exploitation agricole (chose qui n’aurait peut-être pas été imaginée avec une ACV classique à l’échelle d’une parcelle agricole). Notez quand même que les ACV conséquentielles ont besoin d’ACV attributaires pour avoir accès à des ordres de grandeur d’impact qu’elles pourront ensuite utiliser dans leurs scénarios. Les deux approches – attributionnelles et conséquentielles – ne sont pas du tout incompatibles. La logique attributionnelle devrait être plutôt vue une fonction de contrôle pour s’assurer que le chemin tracé par le conséquentiel produit les résultats espérés (Roussilhe, 2023).

Tentons de prendre un peu de recul


L’empreinte du numérique en agriculture est-elle si large que ça ?


Comment positionner l’empreinte carbone du numérique en agriculture au regard des empreintes globales du numérique et de l’agriculture ? La phase d’émission carbone au moment de la production agricole, dans le champ, est tellement énorme qu’il parait difficilement concevable que les équipements numériques prennent une part prépondérante dans l’empreinte carbone agricole (Figure 12). De la même façon, les usages massifs grands publics de streaming et de vidéos en ligne laissent durement penser que l’empreinte carbone des technologies numériques en agriculture viennent outrepasser celle du visionnage de vidéos de chat en résolution 4K. Gardons en tête également qu’un certain nombre d’infrastructures numériques seront créées quel que soit le niveau de déploiement des technologies agricoles, tout simplement par ce qu’elles serviront d’autres usages et secteurs économiques.  Ne soyons néanmoins pas plus royaliste que le roi, tout ça doit quand même se mesurer – peut-être d’ailleurs plus pour certaines technologies que pour d’autres (intelligences génératives ou outils robotisés à titre d’exemple).

Figure 11. Emissions de gaz à effet de serre en France en 2022 par grand poste.

Les questions posées par le numérique agricole ne sont peut-être pas tant dans son empreinte carbone que dans des questions plus larges de résilience (problèmes d’approvisionnement en matières et ressources…), de dépendances technologiques (à la fois d’un point de vue social mais aussi de dépendance d’une technologie à une autre). Tout ça sera discuté plus largement dans un autre travail à venir. 

Difficile d’imaginer actuellement une diminution de l’outillage numérique en agriculture (à la fois en termes d’infrastructure et de terminaux, mais aussi de données) quand on observe les trajectoires que prend le secteur numérique dans son ensemble.

De nouvelles constellations de satellite (Trishna, Earth Daily Agro…) sont à venir avec leurs résolutions spatiales, spectrales et temporelles toujours plus fines qui serviront potentiellement à créer de nouveaux services en agriculture (avec notamment les bandes spectrales thermiques) ou à aiguiser les modèles existants. Début 2024, John Deere a annoncé son partenariat avec Starlink, l’internet par satellite en orbite basse d’Elon Musk. La robotique agricole s’est fortement déployée, peut-être pas encore très largement dans les champs, mais certainement au moins dans les mentalités. Et en maraichage, la technologie peut être lourde. L’entreprise Neofarm, qui a d’ailleurs déposé récemment son bilan développait des fermes en maraichage avec des rails et robots, assistés ou autonomes. Les outils low-code et no-code prennent des parts de marché et laissent à quiconque la capacité de développer des applications professionnelles sans forcément s’intéresser à la conception architecturale de leur application.

Les intelligences artificielles (IA) génératives s’insèrent dans des chatbots d’applications agricoles pour interagir toujours plus finement avec l’utilisateur ou sont utilisées pour générer des posts, mails et contenus à l’envie. Les premiers travaux sur l’empreinte environnementale des IA génératives commencent à sortir et donnent à voir des consommations énergétiques à des ordres de grandeur sans commune mesure avec des techniques plus conventionnelles. Les applications à base d’IA pourraient conduire à de nouveaux usages appelant à de nouvelles générations de protocoles réseaux et demandant en conséquence la remise à jour d’équipements et terminaux numériques.

L’appel d’air généré par l’arrivée de (nouvelles) technologies numériques crée des dépendances et des imbrications technologiques en tout genre. Les outils d’automatisation de processus type Zapier ou Make (et d’ailleurs une bonne partie des outils low-code/no-code) intègrent eux aussi des modules d’intelligence artificielles permettant non seulement de générer du contenu mais d’automatiser sa génération en boucle puis les modules d’IA génératives deviennent une simple brique d’un processus plus large…

Ce sont maintenant des market-places d’assistants GPTs qui voient le jour où chacun peut, à sa guise, acheter des assistants numériques plus ou moins bien entrainés pour générer du contenu (pourquoi pas agricole). Le « prompting généralisé » – cette interaction sur une console avec une intelligence générative – risque de devenir une compétence recherchée (certains vendent d’ailleurs déjà des prompts sur étagère). Il suffit d’aller regarder la quantité de nouveaux services basés sur de l’intelligence générative développés chaque mois pour avoir le tournis… Le moratoire de quelques mois lancé au début 2023 par une tribune d’influenceurs et de scientifiques sur le sujet de l’intelligence artificielle pour nous laisser le temps de prendre du recul pourrait faire sourire. L’AI (Artificial Intelligence) Act de l’Union Européenne semble s’intéresser bien plus à des questions éthiques et de sécurité que d’empreinte carbone et environnementale au sens large.

Les éditeurs de logiciels tendent à installer des solutions très volumineuses, même si les clients n’activent que les services auxquels ils souscrivent. A quel point est-ce le cas dans le domaine agricole ? Je vous laisse en juger mais je ne serai pas surpris que vous n’utilisiez au final en réalité qu’une petite partie des capacités de vos logiciel de gestion parcellaire pour celles et ceux qui en font usage. Une grande partie des données stockées ne seraient pas ou peu utilisées. C’est ce que révèle le rapport Databerg (en image à un iceberg de données dont la phase cachée – la partie immergée de l’iceberg – est majoritaire) du cabinet Veritas sorti en 2015. Ce sont des données dupliquées par les systèmes (en doublon sur les matériels donc) mais aussi toutes les données grises, à savoir les données qui viennent de ton système d’exploitation sans savoir vraiment ce qu’il y a dedans et qui incitent à renouveler son matériel. Nos smartphones sont par exemple vite saturés par les données systèmes, applicatives et utilisateurs.

Les fournisseurs de services sur le « cloud » poussent à venir vers eux en argumentant que les coûts seront les moins chers à usages constants. Mais les consommations énergétiques de ces GAFAM et autres sont toujours en croissance absolue et il reste difficile d’évaluer l’empreinte d’un cloud parce que les modes de calculs de certains fournisseurs les autorisent à tenir compte des compensations carbone. Tout cela est donc bien flou. Il y a encore quelques années (c’est encore le cas pour certaines, on est d’accord), les entreprises avaient des data centers dits « on premise », c’est-à-dire que les infrastructures informatiques et logicielles étaient hébergées et maintenues par le propre service informatique de l’entreprise. Il fallait commander des serveurs et s’en occuper. Maintenant, chacun peut s’installer facilement une instance sur le cloud – on parle alors de solutions « serverless ». C’est ainsi une accélération démesurée à laquelle nous assistons dans le sens où il est toujours plus rapide pour une entreprise (les start-up par exemple) d’arriver sur le marché avec une offre de services puisque que tout un chacun peut déployer des infrastructures numériques très pointues et très rapidement. Les outils low-code / no-code hâtant ou activant d’autant plus ce phénomène.

L’ARCEP et l’ADEME, dans leurs travaux de prospective, évaluent à quoi pourraient ressembler le panel d’équipements numériques à horizon 2050 (Figure 13). Les quatre scénarios transition 2050 laissent à voir une explosion de la quantité de terminaux, particulièrement sur les scénarios technologiques « technologies vertes » et « paris réparateurs », avec une quantité gigantesque d’objets connectés. Quelle en sera la proportion dans des contextes agricoles et agro-industriels ? Rien n’est acté… Même si l’empreinte unitaire des objets connectés est moindre que celle des autres terminaux (Figure 8), ces objets appellent aussi de nouveaux usages et demandent d’avoir accès à d’autres terminaux (smartphone, ordinateurs…) pour pouvoir en exploiter les résultats. 

Figure 13. Evolution du nombre de terminaux utilisateurs utilisés en France en 2050 selon les quatre scénarios transition de l’ADEME, par rapport à 2020.

Tous ces outillages numériques consommeront de l’énergie pour fonctionner (je vous renvoie vers les chiffres introductifs du dossier de blog). Les scénarios de transition énergétique, quels qu’ils soient (ADEME, RTE, Négawatt) tablent sur une diminution de la quantité totale d’énergie disponible. Des arbitrages seront nécessaires dans l’utilisation de l’énergie auprès de l’ensemble des secteurs économiques. Même si les enjeux de sécurité alimentaire seront certainement en haut de la pile et mettront les secteurs agricoles et agro-industriels en position de force sur cette allocation (tout ça ne dit rien sur le modèle agricole à venir – on est bien d’accord), la partie ne sera pas un long fleuve tranquille. 

L’expérience a montré que le déploiement de nouvelles technologies numériques appelait toujours à de nouveaux usages dont l’impact était largement supérieur aux gains générés par l’efficacité énergétique des équipements et infrastructures numériques. Autant de questions pour l’instant sans réponses …

  • Est-ce que le déploiement d’outils numériques pourrait appeler d’autres outils numériques à venir se rajouter à l’existant ?
  • Est-ce que l’arrivée de nouvelles technologies numériques incompatibles avec des précédentes pourraient accélérer l’obsolescence programmée d’anciens équipements numériques ?
  • Est-ce qu’un numérique non utilisé à son plein potentiel aurait un impact négatif ?
  • Est-ce que les outils numériques pourraient venir bloquer des itinéraires agricoles moins carbonés ?
  • Est-ce que les outils numériques pourraient au contraire venir appuyer l’adoption d’itinéraires agricoles moins carbonés ?

Le carbone et l’Agri-Tech – une lecture souvent technicienne du problème


L’approche centrée sur le carbone nous condamne parfois à une lecture très technicienne de l’agriculture. L’utilisation de colliers connectés pour détecter les chaleurs de vaches laitières est certes un moyen de diminuer les émissions de lait par litre produit (en réduisant la durée du vêlage) mais c’est aussi une vision de l’animal comme un outil de production, avec une durée de vie donnée.

Figure 14. Le prisme de lecture carbone.

Cette approche carbone peut donner des nœuds au cerveau tant l’agriculture est à considérer d’un point de vue systémique. Une augmentation de l’irrigation pourrait participer à augmenter le rendement d’une production végétale. C’est donc potentiellement, par tonne produite, un investissement intéressant sur le plan du carbone (tout dépend de l’énergie utilisé pour apporter l’eau). Outre les questions de rareté de l’eau qui sont bien évidemment fondamentales, on pourrait aussi imaginer le cas où cette augmentation du rendement demande des opérations et coûts énergétiques de séchage plus importantes et donc in fine, une empreinte carbone plus forte. Avec un rendement plus élevé, c’est potentiellement aussi une demande supplémentaire de transport par fret qui, énergie fossile oblige pour le moment, s’ajoute à l’empreinte carbone générale de la production agricole.

Je suis souvent surpris lorsque l’on compare un itinéraire agricole « classique » à un itinéraire « technologique » parce que l’on a souvent tendance à comparer un scénario tendanciel ou tel qu’il est actuellement à un scénario mettant à profit des sauts ou avancées technologiques assez importantes. Tout ça laissant finalement assez peu de place aux alternatives. Un ancien dossier de blog m’avait amené à questionner la place des technologies en viticulture, et notamment de l’agro-équipement, pour répondre aux objectifs des plans Ecophyto. Si l’on compare l’état actuel de la pulvérisation viticole à un scénario high-tech avec par exemple des pulvérisateurs de dernière génération et des capteurs Lidar embarqués pour modéliser l’architecture 3D de la vigne ; il ne fait aucun doute que l’option technologique prend tout son sens. Mais est ce que la référence est si bien choisie que ça. J’entends par là que l’état de la pulvérisation actuelle pourrait être grandement améliorée par de meilleures formations (à tous les publics agriculteurs, conseillers, concessionnaires…) sur le réglage des machines, le choix des buses, ou encore l’utilisation du pulvérisateur au champ… Une fois ces améliorations réalisées, le gap entre la nouvelle référence et le scénario high tech est très certainement réduit et l’option technologique perd alors peut-être de son intérêt.

La réduction de l’empreinte carbone agricole doit être planifiée au bon rythme et avec une vision long terme. Les leviers technologiques ne peuvent pas être la première porte d’entrée parce qu’ils ne sont peut-être plus si pertinents que ça lorsque d’autres leviers moins technologiques (portés parfois sur la sobriété) ont été activés. Dans la suite de la vision classique ERC (éviter, réduire, compenser), on pourrait ici proposer la vision ESA (Eviter, Substituer, Améliorer) et ce, dans cet ordre, pour maximiser les chances d’atteindre l’objectif. Pour reprendre l’exemple présenté plus haut autour d’Ecophyto, il serait d’abord préférable d’éviter (en choisissant mieux les buses ou en réglant mieux le matériel existant), puis de substituer (en passant par exemple du désherbage chimique au désherbage mécanique) et ensuite, si tout a été évité et substitué, d’imaginer des améliorations (en agissant sur la flotte de pulvérisateurs avec un parc plus performant). Cet ordre là permet d’éviter d’avoir à renouveler une flotte trop importante si une partie des actions d’évitement et de substitution a permis de réduire une grosse partie de l’empreinte précédente.

Impact du réchauffement climatique sur le numérique


Nul besoin de l’imaginer, nous l’avons déjà bel et bien déjà vécu. En 2021, l’écosystème numérique mondial a frémi devant la pénurie de semi-conducteurs, principalement occasionnée par une sécheresse majeure à Taïwan qui accueille l’entreprise TSMC. Plusieurs heures par semaines, la population était privée d’eau pour laisser plus de capacité à l’entreprise de produire ses puces, malgré une fabrication au ralenti.

Dans le désert d’Atacama, l’absence naturelle d’eau conduit les entreprises qui cherchent du lithium (nécessaire pour faire fonctionner certaines infrastructures numériques) à construire des usines de dessalement d’eau de mer près de l’Océan Pacifique pour l’amener jusqu’à leurs sites de production ; les usines étant bien souvent alimentées par des centrales à Charbon.

Fin 2023, le gouvernement norvégien a donné le go à la prospection des fonds marins arctiques pour y rechercher la présence de nodules polymétalliques (je renvoie les lectrices et lecteurs à une interview magistrale d’Aurore Stéphan sur le sujet de ces nodules sur Thinkerview). Les interventions répétées d’activistes ont empêché pour le moment que cette prospection ne se transforme en exploitation des fonds marins. Si la présence de ces nodules est avérée, les sommes en jeu auront certainement vite fait de faire pencher l’argumentaire.

En France, des alertes sécheresses sont prononcées en 2022 dans la vallée de l’Isere qui abrite l’entreprise ST Micro Electronics.

En guise de conclusion


Les technologies numériques ne font pas l’unanimité. D’un côté, la France et l’Europe poussent à un déploiement généralisé des outils numériques et à la transformation digitale. De l’autre, des voix appellent à une complète réorientation du système numérique ou à une désescalade numérique, parfois bien plus profonde qu’une simple sobriété. Lorsque l’on observe les trajectoires numériques et les empreintes carbones associées, il y a effectivement de quoi se poser la question. Le numérique est un catalyseur. Là où il est déployé, il permet d’optimiser, accélérer, fluidifier, paralléliser… Le déployer sans stratégie mène donc à l’accélération de toutes les dynamiques, y compris des plus éloignées de nos objectifs de résilience (The Shift Project, 2023).

Le but de ce dossier n’était pas de taper allégrement sur l’empreinte carbone des technologies numériques en agriculture mais bien de proposer des éléments de réflexions sur un sujet encore à peine abordé. Il y a besoin d’une évaluation quantitative de l’impact de ces technologies dans des contextes clairs de production, d’autant plus que ces impacts peuvent advenir à des échelles de temps différentes. Peut-être devons-nous commencer par les cas d’étude agricoles qui ont les empreintes carbones les plus fortes (fertilisation azotée, fermentation entérique des ruminants, gestion des effluents d’élevage…) et évaluer le potentiel de réduction de l’empreinte carbone permis par les technologies numériques, en prenant en compte l’empreinte des technologies en elles-mêmes.

Réfléchir plus largement qu’à l’échelle d’une parcelle agricole apparait nécessaire. Au vu de l’empreinte carbone du secteur agricole et du secteur numérique, il est raisonnable de penser que l’empreinte carbone du numérique en agriculture ne sera pas prépondérant. Par contre, un déploiement généralisé des technologies numériques à l’échelle d’un territoire plus vaste comme une région ou un pays comme la France pose des questions nouvelles qu’il convient d’adresser. Ces questions seront peut-être plutôt de l’ordre de la résilience, de la dépendance et de l’empilement technologique, ou encore de la souveraineté alimentaire. La technologie appelle la technologie, ça n’est plus à démontrer. Les dépendances entre briques technologiques sont toujours plus fortes et nous devons collectivement questionner la trajectoire que nous empruntons.

La demande en termes d’analyse en cycle de vie semble s’orienter vers des évaluation ex-ante, c’est-à-dire, dans le cadre des technologies numériques, vers des évaluations d’outils numériques avant que ceux-ci soient déployés, ce qui permettrait de limiter notre risque à se retrouver devant le fait accompli.

Bibliographie complémentaire aux entretiens


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Ademe, Arcep (2023). Evaluation de l’empreinte environnementale du numérique en France en 2020, 2030 et 2050. Dossier de Presse.

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Arcep (2023). Evaluation de l’impact environnemental des TIC : analyse des écarts méthodologiques. Comité d’experts techniques sur la mesure.

Balafoutis, A.T., et al. (2017). Life Cycle Assessment of Two Vineyards after the Application of Precision Viticulture Techniques: A Case Study. Sustainability, 9.

Banecetti, J. (2020). May smart technologies reduce the environmental impact of nitrogen fertilization? A case study for paddy rice. Science of the Total Environment, 715.

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Hubblo (2023). Impacts importés des datacenters : l’angle mort des analyses territoriales des impacts du numérique:

Huck, C. (2022). Mobiliser la méthode de l’Analyse du Cycle de Vie pour évaluer l’impact environnemental des outils numériques en agriculture. Mémoire de fin d’études.

Huck, C., et al. (2023). Assessing the environmental footprint of digital agriculture : research perspectives. Poster. European Conference on Precision Agriculture.

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Roussilhe, G. (2023). Point de méthode et perspectives de recherche. Blog de Gauthier Roussilhe (https://gauthierroussilhe.com/articles/nouvelles-perspectives-de-recherche)

The Shift Project (2020). Déployer la sobriété numérique.

The Shift Project (2021). Impact environnemental du numérique : tendances à 5 ans et gouvernance de la 5G.

The Shift Project (2023). Planifier la decarbonation du système numérique en France : cahier des charges. Note d’analyse

The Shift Project (2023). Des réseaux sobres pour des usages résilients. Rapport Intermédiaire. The Shift Project (2023). Quels mondes virtuels pour quels mondes réels. Rapport intermédiaire.

A revoir en ligne

2023 – RMT NAEXUS – Replay – Impact environnemental du numérique agricole

2023 – Thinkerview – Interview d’Eric Sadin. IA : le devenir légume de l’humanité ?

Soutenez Agriculture et numérique – Blog Aspexit sur Tipeee
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